Entrevues

Danse en temps de pandémie : Valser avec les écrans

© Denis Martin

Les mesures de confinement liées à la pandémie n’ont pas comme seul effet, sur le milieu de la danse, la fermeture des salles de spectacles ; l’essence même du travail de création et de diffusion s’en voit complètement ébranlée. Le directeur artistique de la compagnie DLD, Frédérick Gravel, ainsi que le directeur général du diffuseur de danse émergente Tangente, Stéphane Labbé, témoignent des métamorphoses en cours.

Bien que leur expérience de la crise diffère, pour les deux hommes la conclusion reste la même : s’adapter est une bataille de tous les jours et le temps manque pour développer de nouvelles méthodes de création et de diffusion.

Le chorégraphe Frédérick Gravel nomme les principales difficultés qui se présentent lorsqu’on évolue dans un monde en constant bouleversement : « Notre adaptation ne peut pas être terminée, puisqu’il n’y a toujours pas de situation établie. Les possibles ne cessent de nous échapper, de changer, de réduire. On ne peut encore s’ancrer à une réalité fixe. » Le vide créé par la fermeture des salles donne certes plus de temps pour la création et l’élaboration de projets, mais ce temps ne semble pas être propice à l’édification d’une pensée artistique libre : « On aimerait bien pouvoir se dire : tant qu’à ne rien faire, alors créons, mais on ne peut pas créer “normalement”. Les horaires des salles de répétitions sont restreints, les dates butoirs des shows n’existent plus, nous devons donc créer sans spontanéité ni objectifs clairs » explique Gravel.

Face à de telles conditions, l’idée de la diffusion numérique s’est imposée chez plusieurs compagnies, et DLD n’y fait pas exception. Cependant, la captation vidéo fait appel à des codes et à des dispositifs totalement différents, il faut donc repenser entièrement les manières de faire : « Je n’amène pas un show à la caméra, je dois créer un show pour la caméra. J’essaie d’identifier ce que l’art vivant peut offrir à l’écran et ce que je comprends de mon art qui peut servir un autre art. C’est un autre langage complètement qu’on doit apprendre. C’est beau, mais ça prend du temps. »

Au-delà de l’exploration numérique, DLD cherche parallèlement à trouver une solution durable pour le futur des spectacles en salles : « Je pense que l’avenir des trois prochaines années est dans l’occupation du territoire, ici, au Québec. On doit se mettre à pouvoir compter sur les diffuseurs pluridisciplinaires de partout dans la province, pas seulement sur ceux de Montréal. » explique la directrice générale de la compagnie, Marie-Andrée Gougeon. Gravel abonde également en ce sens : « Ce serait bien que ça éveille, socialement, une responsabilité locale envers nos artistes. Qu’on s’occupe de notre culture, qu’on éprouve un sentiment de responsabilité, et que, du même coup, on profite tous et toutes de cette créativité. Normalement, on danse à l’international, c’est là où est le marché. »

© Denis Martin

Trouver l’équilibre

La pandémie a également chamboulé la manière de faire et de diffuser les spectacles chez Tangente. Stéphane Labbé explique que son équipe et lui ont dû, dès le début, bâtir un scénario à long terme : « On prévoyait que les mesures sanitaires allaient, au minimum, se poursuivre jusqu’en juin 2021. » L’impact est grand sur les créateurs et créatrices pensant danser le fruit de leurs efforts cette saison : « Ça fait des années qu’ils et elles travaillent sur un projet, et le spectacle, c’est la ligne d’arrivée. Surtout pour des artistes émergent·es, qui allaient présenter leur première œuvre : l’annulation des représentations retarde littéralement le début de leur carrière », affirme le directeur.

Pour chaque création au programme, un suivi très serré a été fait avec les artistes pour prendre des décisions tout en respectant leurs choix le plus possible. Certain·es ont souhaité se lancer dans une diffusion numérique. La première à le faire chez Tangente, cet automne, est Ingrid Vallus avec Le Reste des vagues. « Puisque c’était un solo, le format se prêtait bien à la captation filmée, mais il a tout de même fallu tout repenser, explique Labbé. On s’est transformé en studio de télé, avec des répétitions devant caméra, des ressources humaines et financières notablement plus grandes et un résultat très différent : avec la caméra, on dirige le regard du spectateur et de la spectatrice sur l’œuvre, on lui impose un point de vue ».

Le directeur est lucide quant à la suite des choses : « Nous ne sommes pas à l’abri d’une autre pandémie. » Il songe d’ailleurs à la possibilité d’adopter un mode de diffusion hybride qui resterait en place même après que les portes des salles seront rouvertes.

Cependant, tout se bouscule et les ressources viennent à manquer pour apprivoiser en douceur les nouveaux enjeux de diffusion. Pour Tangente comme pour DLD, le temps semble être une richesse précieuse qui pourrait être envisagée autrement : « Même avant la pandémie, l’idée de slow working était sur la table. Mais pour ralentir la cadence, si on n’a pas le temps pour prendre un pas de recul, comment va-t-on faire ? » questionne Labbé. Il y a donc une remise en question complète qui se prépare. Les mesures de distanciation étant toujours bien présentes, il ne faut plus attendre que la tempête passe, mais plutôt travailler en écho avec cet univers nouveau, que ce soit en expérimentant différents modes de création ou en repensant les manières de promouvoir et de préserver notre culture.