*Ce texte a été rédigé par Marie Ayotte et Andrée-Anne Giguère.
Le moment qu’on attendait avec espoir est arrivé.
Après trop de semaines, de si longs mois, on peut retourner dans les salles de théâtre. Pour de bon, cette fois-ci, on l’espère. Avec des règles encore contraignantes, mais ce n’est pas ce qui viendra perturber notre joie de retrouver les planches.
Pour certain·es, ce début de retour à la normalité vient de pair avec un « enfin ! ».
Enfin, avec ce retour en salle, on peut passer à autre chose que ces formes alternatives de théâtre. Enfin, l’art théâtral peut retrouver sa raison d’être, retrouver son vrai public. Parce qu’on le voit continuellement sur les réseaux sociaux, en parlant avec nos institutions et nos syndicats, ou dans des textes d’opinion : le théâtre numérique, le théâtre qui n’est pas face à un public physique, ne serait pas du vrai théâtre. Ce ne serait qu’une forme bonne en attendant la fin d’une pandémie, une forme pour ceux et celles qui se cachent derrière la technologie pour combler un besoin d’être diffusé·es et peut-être même pour ceux et celles qui ne comprennent pas l’essence même du théâtre.
Toutes ces phrases, les gens qui font du théâtre numérique, à distance ou à travers des moyens de diffusion sous-exploités, les ont entendues à maintes reprises. Il est temps qu’on se demande pourquoi il y a autant de réticence à faire évoluer le théâtre au-delà d’une scène physique. L’artiste visuel·le a accès à des dizaines de supports et de plateformes pour s’exprimer – sans que personne ne demande s’il ou elle respecte les paramètres de sa discipline; alors pourquoi l’artiste de théâtre n’aurait pas les mêmes possibiliités ?
L’art vivant ne peut-il vraiment être vivant qu’en présence physique ?

Au fait, qu’est-ce que le théâtre numérique ?
Il serait simple de le décrire comme une pièce de théâtre filmée pour être vue à travers l’écran d’un ordinateur. Mais cela serait réducteur, et c’est sans doute une des raisons qui font que le théâtre numérique est souvent relégué à un second rang derrière son pendant scénique.
Le théâtre numérique, c’est plus souvent une pièce théâtrale pensée et conçue pour un média numérique. L’espace scénique, au lieu d’être physique, devient une scène virtuelle ou une scène web, concepts d’ailleurs réfléchis et acceptés depuis des années par les théoricien·nes du théâtre. La différence semble peut-être minime, mais la réflexion sur le mode de diffusion de l’œuvre change la manière de travailler avec les conceptrices et les concepteurs, dont des vidéastes que l’on invitera à se joindre à l’équipe dès le début de la création, et même la dramaturgie et l’écriture de la pièce. La diffusion numérique n’est pas seulement la plateforme de visionnement, c’est une part intrinsèque de la création.
Il se doit d’être dit, d’ailleurs, que toute œuvre ne peut être une pièce de théâtre numérique.
Il ne suffit pas d’avoir un compte Zoom ou d’ajouter quelques caméras afin de diffuser le tout sur internet pour que ce soit numérique. De la même façon que certaines propositions artistiques passent mal d’une discipline à l’autre sans une reconfiguration complète, les œuvres qui fonctionnent sont souvent celles qui ont été conçues dès le départ pour les codes et les contraintes numériques, et qui, souvent, ne pourraient même pas être jouées autrement. Toute démarche créatrice n’est pas nécessairement adaptable pour l’univers virtuel. Certaines sensibilités ne pourront réellement atteindre leur apogée qu’en personne, dans une salle ou devant un public rassemblé dans un lieu extérieur.
Pour d’autres artistes ayant trouvé leur voix dans ce type de création, les nombreux avantages et les particularités du théâtre à distance seront justement ce moteur de création. Il y a une possibilité d’intimité si unique à distance : on est maintenant invité·e dans les maisons, dans les lieux de confort du spectateur ou de la spectatrice. On peut aborder des sujets parfois plus difficiles, plus déstabilisants, sans obliger la personne à vivre ces émotions inconfortables dans un lieu public, sous le regard des autres. On peut lui créer un univers personnalisé, lui offrir une plateforme de diffusion spécialement conçue pour l’œuvre. On peut lui murmurer des choses tout doucement, attirer son attention sur un micro-détail, l’inciter à participer par de nombreux moyens ludiques, tout en respectant les limites de chacun·e. Il y a même quelque chose de décadent dans le théâtre numérique pour le public, qui peut faire du bruit, déballer ses petits bonbons impunément, et même adapter l’ambiance de son lieu d’écoute selon son inspiration. On peut même choisir de vivre l’expérience avec son cellulaire. Ce théâtre lui permet une forme de liberté : il peut maintenant prendre des décisions sur sa manière de vivre l’expérience.
Le numérique rend le théâtre accessible à un plus grand nombre et, surtout, au-delà de toute frontière; il est accessible autrement, plus vaste, plus inclusif. Sans compter qu’on peut se servir du théâtre numérique pour poursuivre le mandat du théâtre en tant qu’acte social et communautaire pour discuter ensemble et en profondeur de problématiques polarisant notre société. La technologie et les possibilités d’autodiffusion nous offrent aussi l’occasion d’être politisé·es, présent·es, engagé·es dans un délai beaucoup plus serré que d’avoir à attendre d’être programmé·es dans une saison théâtrale dans plusieurs années, et cela tout en pouvant atteindre un grand nombre de gens.
Parce qu’elle est là, la force ultime du théâtre numérique et à distance, tout autant que son importance : tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir se déplacer dans les salles de théâtre traditionnelles. Certain·es sont alité·es, souffrent d’agoraphobie, ont des conditions particulières empêchant les déplacements, doivent rester à la maison pour s’occuper de leurs proches, sont trop loin des centres urbains. Si le théâtre est un outil de rassemblement communautaire, on doit s’assurer que tous et toutes puissent y prendre part, peu importe leur situation géographique, leurs obligations quotidiennes, leurs contraintes physiques ou psychologiques. Il serait d’ailleurs bien rafraîchissant de voir les théâtres être plus ouverts à offrir du théâtre numérique dans leur programmation, et ce, même en dehors d’une pandémie.

Élargir nos horizons
Est-ce que le théâtre québécois va accepter d’embrasser une nouvelle vision, un nouveau monde de possibilités, ou est-ce qu’il va se restreindre à faire du surplace, éternellement plus préoccupé par ce qu’il est que par ce qu’il pourrait être ?
Malgré ce sous-entendu que l’un ne peut qu’être l’ennemi de l’autre, il n’est pas question ici de remplacer le théâtre traditionnel sur scène; ce théâtre restera toujours pertinent. Il s’agit plutôt de cohabitation saine. On parle d’offrir plus d’une option, d’ouvrir les horizons pas seulement pour des spectateurs et des spectatrices, mais aussi de l’offre des saisons théâtrales; on parle d’offrir du théâtre numérique plus que quelques fois par années, dans des festivals plus spécialisés ou pendant une crise sanitaire. Est-ce que tout le monde doit faire du théâtre numérique ? Bien sûr que non ! Tout le monde ne fait pas du théâtre classique ou du théâtre de marionnette. Laissons à chacun·e sa spécialisation, mais laissons-nous inspirer et traverser par ces autres manières de faire. Est-ce que cela empêche l’une et l’autre d’exister pour autant ? Non, il faut croire en la cohabitation des formes, à l’extension du territoire, au partage des ressources, à l’hybridation, mais aussi à la pérennité.
Cependant, à force de limiter notre vision du théâtre à des critères fermés et à des formes plus traditionnelles, nous risquons de faire du surplace. Pour une province de culture comme le Québec, il n’est pas normal qu’on se batte pour faire reconnaître la légitimité de formes artistiques reconnues allègrement depuis plus de 20 ou 30 ans ailleurs. Il n’est pas normal que sortir, pourtant de façon si douce, des sentiers battus rendent les relations avec les bailleurs de fonds, les syndicats et les théâtres si compliquées, même en ce moment d’appels à l’adaptation. Il n’est pas normal que les subventionneurs ouvrent leurs bourses seulement en temps de pandémie pour ce genre de théâtre, mais qu’en dehors de ces circonstances considèrent les projets comme inclassables et difficiles à inclure dans les cases du théâtre. Il faut mentionner que, même présentement, ce genre de projet est souvent accueilli avec une grande incompréhension.
Dernièrement, un journal américain a posé la question : « Si c’est une compagnie de théâtre qui le fait, est-ce que c’est automatiquement du théâtre ? ».
Bien sûr que non !
Est-ce que, de façon automatique, tout ce qui transforme les conventions hors des planches n’est plus du théâtre ?
Bien sûr que non.
Mais une chose est sûre : le théâtre peut être bien plus que ce qu’on le laisse être présentement.
À propos de Andrée-Anne Giguère :
Artiste interdisciplinaire, Andrée-Anne Giguère œuvre dans le domaine théâtral, en vidéo et en performance. Ses recherches sont axées sur l’intégration de la technologie sur la scène pour une approche plus performative. Son travail a récemment été présenté en France, au Mexique et en Colombie.
*Ce texte a été rédigé par Marie Ayotte et Andrée-Anne Giguère.
Le moment qu’on attendait avec espoir est arrivé.
Après trop de semaines, de si longs mois, on peut retourner dans les salles de théâtre. Pour de bon, cette fois-ci, on l’espère. Avec des règles encore contraignantes, mais ce n’est pas ce qui viendra perturber notre joie de retrouver les planches.
Pour certain·es, ce début de retour à la normalité vient de pair avec un « enfin ! ».
Enfin, avec ce retour en salle, on peut passer à autre chose que ces formes alternatives de théâtre. Enfin, l’art théâtral peut retrouver sa raison d’être, retrouver son vrai public. Parce qu’on le voit continuellement sur les réseaux sociaux, en parlant avec nos institutions et nos syndicats, ou dans des textes d’opinion : le théâtre numérique, le théâtre qui n’est pas face à un public physique, ne serait pas du vrai théâtre. Ce ne serait qu’une forme bonne en attendant la fin d’une pandémie, une forme pour ceux et celles qui se cachent derrière la technologie pour combler un besoin d’être diffusé·es et peut-être même pour ceux et celles qui ne comprennent pas l’essence même du théâtre.
Toutes ces phrases, les gens qui font du théâtre numérique, à distance ou à travers des moyens de diffusion sous-exploités, les ont entendues à maintes reprises. Il est temps qu’on se demande pourquoi il y a autant de réticence à faire évoluer le théâtre au-delà d’une scène physique. L’artiste visuel·le a accès à des dizaines de supports et de plateformes pour s’exprimer – sans que personne ne demande s’il ou elle respecte les paramètres de sa discipline; alors pourquoi l’artiste de théâtre n’aurait pas les mêmes possibiliités ?
L’art vivant ne peut-il vraiment être vivant qu’en présence physique ?
Au fait, qu’est-ce que le théâtre numérique ?
Il serait simple de le décrire comme une pièce de théâtre filmée pour être vue à travers l’écran d’un ordinateur. Mais cela serait réducteur, et c’est sans doute une des raisons qui font que le théâtre numérique est souvent relégué à un second rang derrière son pendant scénique.
Le théâtre numérique, c’est plus souvent une pièce théâtrale pensée et conçue pour un média numérique. L’espace scénique, au lieu d’être physique, devient une scène virtuelle ou une scène web, concepts d’ailleurs réfléchis et acceptés depuis des années par les théoricien·nes du théâtre. La différence semble peut-être minime, mais la réflexion sur le mode de diffusion de l’œuvre change la manière de travailler avec les conceptrices et les concepteurs, dont des vidéastes que l’on invitera à se joindre à l’équipe dès le début de la création, et même la dramaturgie et l’écriture de la pièce. La diffusion numérique n’est pas seulement la plateforme de visionnement, c’est une part intrinsèque de la création.
Il se doit d’être dit, d’ailleurs, que toute œuvre ne peut être une pièce de théâtre numérique.
Il ne suffit pas d’avoir un compte Zoom ou d’ajouter quelques caméras afin de diffuser le tout sur internet pour que ce soit numérique. De la même façon que certaines propositions artistiques passent mal d’une discipline à l’autre sans une reconfiguration complète, les œuvres qui fonctionnent sont souvent celles qui ont été conçues dès le départ pour les codes et les contraintes numériques, et qui, souvent, ne pourraient même pas être jouées autrement. Toute démarche créatrice n’est pas nécessairement adaptable pour l’univers virtuel. Certaines sensibilités ne pourront réellement atteindre leur apogée qu’en personne, dans une salle ou devant un public rassemblé dans un lieu extérieur.
Pour d’autres artistes ayant trouvé leur voix dans ce type de création, les nombreux avantages et les particularités du théâtre à distance seront justement ce moteur de création. Il y a une possibilité d’intimité si unique à distance : on est maintenant invité·e dans les maisons, dans les lieux de confort du spectateur ou de la spectatrice. On peut aborder des sujets parfois plus difficiles, plus déstabilisants, sans obliger la personne à vivre ces émotions inconfortables dans un lieu public, sous le regard des autres. On peut lui créer un univers personnalisé, lui offrir une plateforme de diffusion spécialement conçue pour l’œuvre. On peut lui murmurer des choses tout doucement, attirer son attention sur un micro-détail, l’inciter à participer par de nombreux moyens ludiques, tout en respectant les limites de chacun·e. Il y a même quelque chose de décadent dans le théâtre numérique pour le public, qui peut faire du bruit, déballer ses petits bonbons impunément, et même adapter l’ambiance de son lieu d’écoute selon son inspiration. On peut même choisir de vivre l’expérience avec son cellulaire. Ce théâtre lui permet une forme de liberté : il peut maintenant prendre des décisions sur sa manière de vivre l’expérience.
Le numérique rend le théâtre accessible à un plus grand nombre et, surtout, au-delà de toute frontière; il est accessible autrement, plus vaste, plus inclusif. Sans compter qu’on peut se servir du théâtre numérique pour poursuivre le mandat du théâtre en tant qu’acte social et communautaire pour discuter ensemble et en profondeur de problématiques polarisant notre société. La technologie et les possibilités d’autodiffusion nous offrent aussi l’occasion d’être politisé·es, présent·es, engagé·es dans un délai beaucoup plus serré que d’avoir à attendre d’être programmé·es dans une saison théâtrale dans plusieurs années, et cela tout en pouvant atteindre un grand nombre de gens.
Parce qu’elle est là, la force ultime du théâtre numérique et à distance, tout autant que son importance : tout le monde n’a pas le privilège de pouvoir se déplacer dans les salles de théâtre traditionnelles. Certain·es sont alité·es, souffrent d’agoraphobie, ont des conditions particulières empêchant les déplacements, doivent rester à la maison pour s’occuper de leurs proches, sont trop loin des centres urbains. Si le théâtre est un outil de rassemblement communautaire, on doit s’assurer que tous et toutes puissent y prendre part, peu importe leur situation géographique, leurs obligations quotidiennes, leurs contraintes physiques ou psychologiques. Il serait d’ailleurs bien rafraîchissant de voir les théâtres être plus ouverts à offrir du théâtre numérique dans leur programmation, et ce, même en dehors d’une pandémie.
Élargir nos horizons
Est-ce que le théâtre québécois va accepter d’embrasser une nouvelle vision, un nouveau monde de possibilités, ou est-ce qu’il va se restreindre à faire du surplace, éternellement plus préoccupé par ce qu’il est que par ce qu’il pourrait être ?
Malgré ce sous-entendu que l’un ne peut qu’être l’ennemi de l’autre, il n’est pas question ici de remplacer le théâtre traditionnel sur scène; ce théâtre restera toujours pertinent. Il s’agit plutôt de cohabitation saine. On parle d’offrir plus d’une option, d’ouvrir les horizons pas seulement pour des spectateurs et des spectatrices, mais aussi de l’offre des saisons théâtrales; on parle d’offrir du théâtre numérique plus que quelques fois par années, dans des festivals plus spécialisés ou pendant une crise sanitaire. Est-ce que tout le monde doit faire du théâtre numérique ? Bien sûr que non ! Tout le monde ne fait pas du théâtre classique ou du théâtre de marionnette. Laissons à chacun·e sa spécialisation, mais laissons-nous inspirer et traverser par ces autres manières de faire. Est-ce que cela empêche l’une et l’autre d’exister pour autant ? Non, il faut croire en la cohabitation des formes, à l’extension du territoire, au partage des ressources, à l’hybridation, mais aussi à la pérennité.
Cependant, à force de limiter notre vision du théâtre à des critères fermés et à des formes plus traditionnelles, nous risquons de faire du surplace. Pour une province de culture comme le Québec, il n’est pas normal qu’on se batte pour faire reconnaître la légitimité de formes artistiques reconnues allègrement depuis plus de 20 ou 30 ans ailleurs. Il n’est pas normal que sortir, pourtant de façon si douce, des sentiers battus rendent les relations avec les bailleurs de fonds, les syndicats et les théâtres si compliquées, même en ce moment d’appels à l’adaptation. Il n’est pas normal que les subventionneurs ouvrent leurs bourses seulement en temps de pandémie pour ce genre de théâtre, mais qu’en dehors de ces circonstances considèrent les projets comme inclassables et difficiles à inclure dans les cases du théâtre. Il faut mentionner que, même présentement, ce genre de projet est souvent accueilli avec une grande incompréhension.
Dernièrement, un journal américain a posé la question : « Si c’est une compagnie de théâtre qui le fait, est-ce que c’est automatiquement du théâtre ? ».
Bien sûr que non !
Est-ce que, de façon automatique, tout ce qui transforme les conventions hors des planches n’est plus du théâtre ?
Bien sûr que non.
Mais une chose est sûre : le théâtre peut être bien plus que ce qu’on le laisse être présentement.
À propos de Andrée-Anne Giguère :
Artiste interdisciplinaire, Andrée-Anne Giguère œuvre dans le domaine théâtral, en vidéo et en performance. Ses recherches sont axées sur l’intégration de la technologie sur la scène pour une approche plus performative. Son travail a récemment été présenté en France, au Mexique et en Colombie.