Critiques

Le rêveur dans son bain, laboratoire : Le voyage est aussi passionnant que la destination

© Yves Renaud

C’est par ces mots qu’Hugo Bélanger, maître d’œuvre de ce projet en marche et directeur de la compagnie Tout à Trac, nous présente cette singulière entreprise collective : construire le rêve en le déconstruisant sous nos yeux. Autrement dit, être à la fois le magicien et l’analyste qui explique tours et truquages. Long voyage vers l’imaginaire et ses illusions : l’équipe du Tout à Trac était à préparer le spectacle quand le trublion que l’on sait est venu arrêter les répétitions. Un an plus loin, les voilà revenu·es, et nous avec, dans l’antre où se fabrique la magie : le patron et sa brillante et convaincante équipe viennent nous dévoiler le premier état d’une œuvre dont on nous promet le produit fini pour 2022 !

Cette troupe si soudée et pourtant si variée a pour principe de création « la dictature de la meilleure idée ». Celle-ci a dû venir de l’accessoiriste quand il a choisi la baignoire ! Comme éclairée de l’intérieur, d’un blanc éclatant, elle trône au centre du vaste plateau (laboratoire, salle de répétition, cabinet de curiosités ?). Le rêveur (Normand d’Amour, toujours imposant) y est couché depuis 20 ans, mais c’est autant de cette baignoire en forme de berceau que du cerveau enfiévré du « savant fou », que vont jaillir images et créatures imaginaires. Dans une scène empreinte d’ironique poésie, qu’on retrouvera sans doute dans le spectacle final, sa muse, l’Ondine (Cynthia Wu-Maheux), s’en échappe, ondulante et lumineuse, mi-génie sorti de sa bouteille, mi-Vénus s’élevant de la coquille de Botticelli.

© Yves Renaud

Le temps de la magie

Spécialiste de l’illusion, le Tout à Trac a recouru pour ses neuf spectacles à toutes sortes de machineries, aux masques et aux marionnettes. Mais, ici, c’est la bande dessinée, et plus précisément celle du bédéiste Winsor Mc Cay, qui va ouvrir les vannes de la fantaisie. Dans une époustouflante et ingénieuse démonstration, dirigée par le maître d’œuvre, Sébastien René et Cynthia Wu-Maheux vont se transformer, d’abord, en personnages de papier, ensuite en dessins animés. C’est vers un autre fabricant d’images, le génial Georges Méliès (qui a d’ailleurs commencé comme illusionniste) que nos rêveurs et rêveuses se tournent pour la prochaine étape de leur laboratoire.

Aidé·es des commentaires critiques mais constructifs des autres, Carl Béchard et Marie-Ève Trudel vont jouer un couple affrontant une « tempête dans une gare » tandis qu’un petit filou veut leur voler leur valise. En dépit des artifices soulignés à gros traits, avec l’aide du piano, complément indispensable du cinéma muet, l’illusion est parfaite : c’est une bonne scène. Sans doute la gardera-t-on également dans la version finale. L’inventif maître de la mise en scène et du truquage inspire un autre beau moment de la répétition, qui lui aussi, entraîne l’approbation de la troupe : René, nouveau Christian, rejoue la scène du baiser à la Cyrano, mais c’est d’une immense lune ronde que descend l’illumination, qui passe ainsi de l’astre à Rostand, puis à Christian… Bientôt un autre enchanteur, Robert-Houdin, enflamme nos chercheurs et chercheuses. Des ampoules volent de mains en mains dans un ballet lumineux et gracieux. On sent qu’un prestidigitateur n’est pas loin !

Est-ce son fils ou un comédien à l’esprit critique (Renaud Lacelle-Bourdon) qui rappelle brutalement le rêveur à la réalité : pendant ces 20 ans où il s’est perdu dans les brumes du songe, c’est sa mère qui l’a élevé. Ondine n’est pas une muse, mais une photographe de talent qui a sacrifié sa carrière. Que veulent nous dire ceux et celles qui nous ont enchanté·es ? Que les contingences de la vie quotidienne l’emportent sur les charmes de l’imagination ? Dans quel sens évoluera le spectacle de 2022 ? Le rêveur se défend mal devant les revendications véhémentes de son fils, mais c’est lui qui a le dernier mot ou plutôt le dernier silence : celui d’une salle de théâtre, vibrant dans une même attention, suspendue aux lèvres de ces artistes qui viennent pour elle de « construire le rêve ».

© Yves Renaud

Le rêveur dans son bain

Texte original et mise en scène : Hugo Bélanger. Conseiller dramaturgique : Pierre-Yves Lemieux. Assistance à la mise en scène : Stéphanie Raymond. Décors : Carl Fillion. Costumes : Marie- Chantale Vaillancourt. Éclairages : Luc Prairie. Musique originale : Ludovic Bonnier. Vidéo : Thomas Payette. Accessoires : Alain Jenkins. Conseiller à la magie : Stéphane Bourgoin. Maquillages : Maryse Gosselin. Avec Carl Béchard, Éloi Cousineau, Normand D’Amour, Renaud Lacelle-Bourdon, Carl Poliquin, Sébastien René, Marie-Ève Trudel et Cynthia Wu-Maheux. Une production du Théâtre Tout à trac, en collaboration avec le Théâtre du Nouveau Monde, présentée en salle jusqu’au 9 mai 2021, puis en webdiffusion du 21 mai au 6 juin 2021.

Marie-Christiane Hellot

Collaboratrice de JEU depuis plus de 20 ans, elle est chargée de cours à l'Université de Montréal.