Critiques

Festival TransAmériques : Résistances

Marilène Bastien

Sierranevada : Fascination

 

Sierranevada, solo de Manuel Roque et pièce d’esthétique minimaliste, très incarnée, repose sur une forte interrelation entre la forme et l’idée, la cohérence visuelle et la rigueur du projet. Ainsi faut-il l’aborder dans sa simplicité pour en parler.

Étrange, avant tout, apparaît ce performeur qui se lance en rampant dans l’espace intime de l’arrière-salle d’une église, un lieu exempt de signe religieux, mais tout imprégné de culte, antichambre des prières, des chants, des sacrements, des lectures sacrées, une ancienne école dominicale. Roque détourne hardiment ce passé en se jetant au sol et en y glissant, enveloppé d’un vêtement de sport noir qui dissimule son corps, sa tête et son visage.

Couché, il met en marche son ordinateur, déclenchant un vacarme sur lequel il se dresse dans une gesticulation extrême, transe autant qu’échauffement. Le silence s’impose peu à peu, durant 20 minutes de sauts verticaux sur place. De très petites variations apaisent les rythmes de son corps. Après une pause brève, où il reprend son souffle, jambes et torse dénudés, il recommence à sauter, à sautiller, en y ajoutant les mains, les bras, quelques tours de derviche danseur.

Les images se succéderont, pour qui laissera son imagination soutenir l’exploit de ce corps luisant, musclé, communiquant la vie. L’exercice d’endurance et de maîtrise de soi dans le rythme produit un effet d’hypnose. Nul doute que le danseur est lui-même envoûté par sa pratique. Il se fait métronome, instrument percussif, sportif en salle, coureur de fond et, dans un moment d’extase, christ en croix…

Il y a quelque chose de la ruade et du galop dans cet exercice de liberté forcée. Également, quand les pieds frappent en douceur, Roque apprivoise la musique d’un tempo régulier. Sa perruque blonde jetée de côté, il fait valoir sa vulnérabilité, les qualités de la « voie négative » du minimalisme, qui fait table rase des effets et se concentre sur la matière, le poids, la vitesse, la densité, la résistance du corps dansant.

Les dernières minutes relancent l’inattendu. Les épaules au sol, jambes par-dessus tête, le performeur replié sur lui-même offre au public une sculpture de lui-même, sans tête, qui esquisse l’idée du monstre ou la radicalité d’un corps vivant morcelé.

Sierranevada est un voyage dans un corps privé de penser, en acte purement physique. La respiration y est essentielle, de même que l’équilibre, la tonicité musculaire et la volonté. Danseur sans entrave, à la présence active, engagée et technique, Roque travaille les formes simples, plus dépouillées que ne l’impose le paradigme même du solo, se concentrant sur un objet partiel, un aspect de la danse à la fois. Est-ce un clin d’œil à l’œuvre plastique conceptuelle de Richard Long, réalisée à partir d’une marche de 250 miles dans la Sierra Nevada, intitulée Sierra Nevada Line, en 2006 ?

Sierranevada

Création et interprétation : Manuel Roque. Cocréation Marilène Bastien, Sophie Corriveau et Lucie Vigneault. Trame sonore : Manuel Roque. Direction technique et de production : Judith Allen. Une coproduction de la Cie Manuel Roque, du Festival TransAmériques, des Brigittines (Bruxelles), de La Rotonde (Québec), de l’Agora de la danse et des Ateliers de Paris / CDCN (Paris), présentée à l’occasion du Festival TransAmériques au Balcon – Église unie Saint-James jusqu’au 7 juin 2021.

Alep, portrait d’une absence : Ville martyre

Dix témoignages d’émigré·es d’Alep, dix tables, dix interprètes, dix participant·es. Chacun·e aura droit à une tranche de vie dans un quartier d’Alep. Il y avait un temps où la ville n’était qu’une mosaïque de peuples et de religions en paix. Puis vint « la Révolution ». Face aux dangers, aux attaques, aux vengeances, aux destructions et aux assassinats, sont nés les malheurs et la résistance. La mémoire commençait à s’écrire.

Bissane

L’idée du metteur en scène syrien Mohammad Al Attar, installé à Montréal, est d’attribuer à chaque spectateur et spectatrice un texte à écouter en vis-à-vis avec un·e interprète. Assis·e à une table, sous le rayon d’une lampe, chacun·e reçoit un vibrant témoignage, auquel il nous sera proposé de répondre à la fin, dans un magnétophone.

« L’exploration d’autrui ouvre les remparts de soi », écrivait Mathias Énard dans le roman Boussole, où brille Alep. C’est dans un puissant rapport Occident/Orient que s’inscrit notre tendresse pour chaque exilé·e qui pleure sa cité perdue.

Lamia, par exemple, réfugiée en Turquie du Sud, raconte sa jeunesse autour de la cathédrale maronite Saint-Élie, rue des Villas dans Jdeideh, un quartier cossu où la jeune femme s’est sentie protégée et favorisée. Son père est prêtre, et elle respecte son sermon, même après avoir perdu la foi. À sa mort, comme le veut la tradition, il est enterré dans l’église. Lamia s’y recueille. Puis l’évêque est enlevé. Sa mère, en 2012, est fauchée par une balle dans la rue. Lamia, qui milite dans les quartiers pauvres au côté des musulmans sunnites, organise les funérailles dans la belle église blanche.

© Pierre-Yves Massot

Elle prépare méticuleusement la cérémonie, sans pleurer, consciente du danger. Pour honorer sa mère, défileront des chrétiens en noir et des musulmans en blanc, une rose à la main. La police se tient prête à foncer dès le moindre dérapage, et Lamia craint le pire. Aucun prétexte ne sera donné à une quelconque faction de troubler l’harmonie pacifique.

Par la suite, Lamia est interrogée fréquemment par la police. Elle ne peut plus vivre librement, faute d’endosser l’intolérance qui chasse et sépare les communautés de bonne volonté. Le récit est direct, poignant, et l’interprétation, bouleversante. Dans une haute salle des Grands Ballets, on se croit dans un temple sombre, recueilli·e, accueilli·e par la mémoire d’Alep, un·e à un·e plongé·e dans une confidence qui va droit au cœur.

Alep. Portrait d’une absence

Concept et texte : Mohammad Al Attar en collaboration avec Omar Abusaada et Bissane Al Charif. Mise en scène : Omar Abusaada. Scénographie : Bissane Al Charif. Assistance à la mise en scène : Elaine Normandeau. Direction de production : Meret Kiderlen. Entrevues menées par Sadik Abdul Rahman, Marcell Shehwaro et Odai Al Zoubi. Conception de la carte : Alia Ramadan. Traduction : Katharine Halls, Reem Harb. Lina Mounzer (anglais) et Nathalie Bontemps (français). Avec Éloi ArchamBaudoin, Larissa Corriveau, Lyndz Dantiste, Nicolas Desfossés, Mohsen EL Gharbi, Ariel Ifergan, Simon Landry-Désy, Frédéric Lavallée, Bruno Marcil, Alice Pascual et Mattis Savard-Verhoeven. Une production de HKV-Haus der Kulturen der Welt (Berlin) et de Zürcher Theater Spektakel (Zürich), présentée, en français ou en anglais, à l’Édifice Wilder, à l’occasion du Festival TransAmériques, jusqu’au 12 juin 2021.