Critiques

Marie Stuart : Face-à-face en clair-obscur

© Martin Bélanger

Avec Marie Stuart, Les Écornifleuses offrent un spectacle théâtral complexe, pluriel et souvent jouissif, où la force vive des deux comédiennes et codirectrices artistiques de la compagnie se déploie dans une mise en scène toute en reflets, aux éclairages finement découpés.

Sur un long plateau noir, devant des miroirs effilés dont l’arrangement évoque une couronne, deux femmes se dressent dos à dos et marchent lentement comme à l’amorce d’un duel. À la haute coiffure rousse, le visage blanc de plâtre et la robe noire à vertugadin que porte Marie-Hélène Lalande, on reconnaît Élisabeth 1re, et l’on devine que Joanie Lehoux incarne Marie Stuart.

L’éclairage change, les deux femmes se retrouvent face à face et Lehoux, altière et acariâtre, indique à l’autre de s’incliner. Simplement en ployant le dos et en soufflant entre ses dents pour s’agenouiller, Lalande devient Kennedy, la vieille suivante de la reine déchue. Les règles du duel sont fixées : un changement de posture (ou de souliers, que les reines enfilent pour se donner de la hauteur, à défaut de porter un diadème royal) leur permet de passer d’un personnage à l’autre et d’une relation de pouvoir à l’autre.

Ce jeu rythmera tous les échanges. Il n’y a que lorsque les deux reines se rencontreront vraiment – ou à la faveur d’un rêve – qu’elles se placeront côte à côte devant les spectateurs. Dans les déplacements précis, les postures étudiées, exagérées pour créer des lignes étranges à certains moments clés, on retrouve le type de jeu qu’affectionnait Frédéric Dubois dans ses premières mises en scène du Théâtre des Fonds de tiroirs. Que les Écornifleuses l’aient sollicité pour diriger cette production semble aller de soi. Le metteur en scène, qui s’est fait rare à Québec ces dernières années, offre une proposition pleine, cohérente et réfléchie, traversée par des axes clairs. Les costumes de Vanessa Cadrin, tout en noir et en transparence, et les interventions sonores ponctuelles de Pascal Robitaille, comme de lointaines mélodies de boîtes à musique, sont enveloppés par les lumières de Caroline Ross.

Véritable travail d’orfèvre, les éclairages découpent les scènes en ligne nettes, qui révèlent ici un profil, là, des mains qui se tordent. Ils jettent des douches de lumière divine sur Élisabeth, torturée par ses aspirations pour le royaume et l’impossibilité de les mener à terme sans entendre parler de mariage et d’enfantement. Ils baignent la scène d’une brume diffuse, pleine d’ombres, ciselée par le reflet des silhouettes des comédiennes dans les miroirs. Ils tracent au-dessus de la scène une cathédrale, un parlement, une couronne aux arrêtes tranchantes.

© Martin Bélanger

Écrin somptueux

Dans cet écrin somptueux, toujours changeant et rempli de zones d’ombres, les deux actrices se donnent corps et âme au texte de l’Italienne Dacia Maraini, traduit par Marie-José Thériault. Marie Stuart, prisonnière depuis des années, a des éclats de folie et de profond désespoir en se remémorant les événements qui ont marqué sa vie. Élisabeth, elle-même sujette à des élans de rage, s’éreinte pour se soustraire aux intrigues, à la pression de ses pairs et tente de régner selon ses idéaux.

Joanie Lehoux et Marie-Hélène Lalande excellent à incarner toutes les nuances de ce nœud gordien théâtral. Elles passent d’un ton à l’autre avec habileté, soulignent les nuances comiques avec aplomb, jouent plusieurs personnages dans la même phrase. Des seigneurs évoqués trop brièvement brouillent les cartes, et la suivante d’Élisabeth, émoustillée par les exécutions, naïve à l’excès, mais qui rabroue sa souveraine sans aucune gêne, manque un peu de cohérence, mais certains caméos (dont le vieux docteur incarné par Lehoux) laissent une forte impression et les deux personnages phares de la pièce nous émeuvent profondément.

Marie-Hélène Lalande brille particulièrement dans un discours devant la Chambre des lords, qu’elle rabroue vertement, et lorsqu’elle confronte avec une ironie affûtée la jeune femme qui a épousé son favori. On est pendu aux lèvres de Joanie Lehoux lorsqu’elle raconte le meurtre sanglant de son secrétaire et son accouchement déchirant.

Sans se parler ou s’écrire, mais en pensant toujours l’une à l’autre, les deux cousines sont prisonnières d’une guerre que leur imposent leurs religions et le pays tout entier. Sans linéarité et avec force retours en arrière et apartés où le réel et l’imaginaire se confondent, Dacia Maraini dépeint les vies, les désirs, les blessures, les contraintes et l’amour fulgurant qui les taraudent.

Dans ce tourbillon éclaté et schizophrénique, il y a quelque chose qui rappelle Les Reines, de Normand Chaurette, une pièce à laquelle se sont déjà frottées Les Écornifleuses dans une tour de pierre (la Tour Martello) pendant le Carrefour international de théâtre de Québec. Il y a une folie, une fureur, une noirceur et un humour shakespearien, sous-tendu par des questionnements féministes complexes et résonnants. L’épisode de balado produit par Les Écornifleuses qui sert d’introduction aux faits historiques ayant marqué les vies de Marie Stuart et d’Élisabeth 1re ou encore le film Marie Stuart : reine d’Écosse de Josie Rourke sont toutefois des préludes précieux.

Marie Stuart

Texte : Dacia Maraini. Traduction : Marie-José Thériault. Mise en scène : Frédéric Dubois. Assistance à la mise en scène et appui dramaturgique : Marie-Ève Lussier-Gariépy. Lumières : Caroline Ross. Costumes : Vanessa Cadrin. Conception sonore : Pascal Robitaille. Direction technique : Laëtitia Mayer. Avec Marie-Hélène Lalande et Joanie Lehoux. Une production des Écornifleuses, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 30 octobre 2021.