Un climat d’hypervigilance, d’hostilité nourrie par les allégeances (avérées ou supposées) de chacun·e, de délation, de crainte constante de l’autre… les échos qui vibrent depuis Les Sorcières de Salem jusqu’à notre monde pandémique n’étaient pas prévus lorsque Sarah Berthiaume et Édith Patenaude (bien présente sur nos scènes cette saison) ont élaboré, respectivement, l’adaptation et la mise en scène de la pièce d’Arthur Miller qui devait être jouée… en mars 2020. Cette nouvelle résonance ne fait que greffer une couche de sens supplémentaire à un spectacle percutant.
Le dramaturge américain s’est inspiré de la persécution des femmes de la région de Salem, au Massachusetts, ayant eu lieu en 1692. La jeune servante Abigail Williams est surprise par son oncle alors qu’elle se livre à des danses et des rituels occultes au cœur de la forêt avec ses amies, sous l’égide de l’esclave barbadienne Tituba, ayant pour but de lui ramener l’amour de son ancien employeur marié, John Proctor. Sous la menace de sévices corporels pouvant aller jusqu’à la pendaison, elle incite ses camarades à prétendre avoir été ensorcelées par des alliées du diable, envoyant de ce fait une pléthore de leurs concitoyennes en prison (dont Madame Proctor, histoire de joindre l’agréable à l’utile), puis à la potence, que celles-ci ne pourront éviter qu’en confessant un pacte avec le Malin qui n’existe que dans l’esprit malsain des inquisiteurs de ces procès fantoches. Mentir (et s’humilier) ou mourir, telle est la question.
On a voulu tracer… ou plutôt s’assurer qu’on s’abstienne de tracer un parallèle fallacieux entre la chasse aux sorcières et le mouvement #Metoo puisqu’une fausse accusation (de la part de jeunes filles, dans la pièce, de surcroît) peut ruiner l’existence d’une personne innocente. Une parenthèse a donc été ajoutée, donnant voix au personnage de Tituba, qui remet les pendules à l’heure rappelant avec verve qu’une telle métaphore relève de la malhonnêteté intellectuelle : « Comme si, depuis toujours, les hommes avaient été persécutés par des adolescentes lubriques assoiffées de vengeance. », dira-t-elle entre autres. Un aparté certes un peu didactique, mais néanmoins fort à propos, d’autant plus qu’il se teinte d’intersectionnalité, dénonçant les injustices dont sont plus particulièrement affligées les femmes noires.
Par ailleurs, si l’on déplace son regard légèrement, on peut aussi voir dans ces Sorcières de Salem des femmes si opprimées qu’elles en sont réduites à se désolidariser, à se jeter les unes les autres en pâture à la tyrannie patriarcale pour avoir une chance d’y survivre. Car la partie ne se joue pas, tant s’en faut, à armes égales. Non seulement les individus de sexe féminin de cette société n’ont aucun pouvoir, mais elles n’ont pas non plus accès au savoir. Élizabeth Proctor le dira clairement lorsqu’elle rétorque à ses bourreaux qu’elle n’est pas assez instruite pour débattre avec eux. L’art de la rhétorique se révèle effectivement une implacable prérogative permettant de pervertir n’importe quel discours et d’en lapider les accusées.
Des interprétations sans faille
L’adaptation que signe Sarah Berthiaume du classique d’Arthur Miller prend juste ce qu’il faut de liberté avec le récit original pour le rendre actuel sans dénaturer le portrait historique qu’il véhicule. Non seulement celui de la société puritaine de la Nouvelle-Angleterre du 17e siècle, mais aussi celui des années 1950, où l’on estimait légitime, notamment, qu’un dramaturge mette dans la bouche d’un personnage féminin des excuses présentées à son mari pour ne pas l’avoir pardonné assez rapidement de son infidélité. Ce suspense trépidant suscite un chapelet d’émotions – de l’espoir à la colère en passant par le désarroi – dans l’âme fébrile des spectatrices et spectateurs. La langue choisie pour la traduction se prête à des modulations diverses; elle sera plus formelle chez les membres du clergé, plus familière, ponctuée d’expression et de jurons contemporains, chez les figures issues de la population rurale. Il s’agit là d’un des facteurs qui permettent à chaque comédien·ne d’incarner son personnage de façon irréprochablement crédible et avec une truculence bien dosée.
Le jeu des interprètes, de même que les chorégraphies méphistophéliques, sont donc très bien orchestrés par Édith Patenaude. Néanmoins, d’aucun·es pourront estimer l’articulation des éléments du dispositif scénique (constitué entre autres de grands panneaux blanchâtres qui s’élèvent et s’abaissent afin de subdiviser l’espace ainsi que de bancs sur rails) un peu fastidieuse. Un discours similaire pourrait sans doute être tenu au sujet des éclairages recherchés et complexes de Martin Sirois, qui la plupart du temps participent de fort habile façon à l’atmosphère lugubre et troublante régnant sur scène, mais parfois laissent perplexe (comme, dans l’une des scènes, cette ligne horizontale de lumière qui laisse le visage de certain·es protagonistes dans l’ombre). Y aurait-il, ici, beaucoup de mouvements lumineux et surtout scénographiques pour peu de bénéfice, pour paraphraser Shakespeare ? Reste que ces excès de zèle – qui, par ailleurs, ne trouvent pas leur équivalent dans les costumes, limités à d’austères, informes et à certains égards anachroniques robes sombres pour les personnages féminins – ne sauraient remettre en question l’éloquence, la pertinence et l’intérêt de ce spectacle captivant.
Texte : Arthur Miller. Traduction et adaptation : Sarah Berthiaume. Mise en scène : Édith Patenaude. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Scénographie : Odile Gamache. Costumes : Cynthia St-Gelais. Maquillages et coiffures : Florence Cornet. Éclairages : Martin Sirois. Musique et conception sonore : Alexander MacSween. Assistance à la conception sonore : Annie Préfontaine. Accessoires et assistance au décor : Anne-Sophie Gaudet. Assistance aux costumes : Julie Pelletier. Conseils aux mouvements : Jamie Right. Conseils dramaturgiques : Marianne Loignon. Conseils : Marie-Louise Bibish Mumbu. Coaching vocal : Luc Chandonnet. Stagiaire : Bozidar Krčevinac. Avec Anna Beaupré Moulounda, Adrien Bletton, Luc Bourgeois, Maude Boutin St-Pierre, Eveline Gélinas, Mathieu Gosselin, Catherine Larochelle, Emmanuelle Lussier-Martinez, Étienne Pilon, Sébastien Rajotte, Anna Sanchez et Elizabeth Smith. Une production du Théâtre Denise-Pelletier, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 27 novembre 2021.
Un climat d’hypervigilance, d’hostilité nourrie par les allégeances (avérées ou supposées) de chacun·e, de délation, de crainte constante de l’autre… les échos qui vibrent depuis Les Sorcières de Salem jusqu’à notre monde pandémique n’étaient pas prévus lorsque Sarah Berthiaume et Édith Patenaude (bien présente sur nos scènes cette saison) ont élaboré, respectivement, l’adaptation et la mise en scène de la pièce d’Arthur Miller qui devait être jouée… en mars 2020. Cette nouvelle résonance ne fait que greffer une couche de sens supplémentaire à un spectacle percutant.
Le dramaturge américain s’est inspiré de la persécution des femmes de la région de Salem, au Massachusetts, ayant eu lieu en 1692. La jeune servante Abigail Williams est surprise par son oncle alors qu’elle se livre à des danses et des rituels occultes au cœur de la forêt avec ses amies, sous l’égide de l’esclave barbadienne Tituba, ayant pour but de lui ramener l’amour de son ancien employeur marié, John Proctor. Sous la menace de sévices corporels pouvant aller jusqu’à la pendaison, elle incite ses camarades à prétendre avoir été ensorcelées par des alliées du diable, envoyant de ce fait une pléthore de leurs concitoyennes en prison (dont Madame Proctor, histoire de joindre l’agréable à l’utile), puis à la potence, que celles-ci ne pourront éviter qu’en confessant un pacte avec le Malin qui n’existe que dans l’esprit malsain des inquisiteurs de ces procès fantoches. Mentir (et s’humilier) ou mourir, telle est la question.
On a voulu tracer… ou plutôt s’assurer qu’on s’abstienne de tracer un parallèle fallacieux entre la chasse aux sorcières et le mouvement #Metoo puisqu’une fausse accusation (de la part de jeunes filles, dans la pièce, de surcroît) peut ruiner l’existence d’une personne innocente. Une parenthèse a donc été ajoutée, donnant voix au personnage de Tituba, qui remet les pendules à l’heure rappelant avec verve qu’une telle métaphore relève de la malhonnêteté intellectuelle : « Comme si, depuis toujours, les hommes avaient été persécutés par des adolescentes lubriques assoiffées de vengeance. », dira-t-elle entre autres. Un aparté certes un peu didactique, mais néanmoins fort à propos, d’autant plus qu’il se teinte d’intersectionnalité, dénonçant les injustices dont sont plus particulièrement affligées les femmes noires.
Par ailleurs, si l’on déplace son regard légèrement, on peut aussi voir dans ces Sorcières de Salem des femmes si opprimées qu’elles en sont réduites à se désolidariser, à se jeter les unes les autres en pâture à la tyrannie patriarcale pour avoir une chance d’y survivre. Car la partie ne se joue pas, tant s’en faut, à armes égales. Non seulement les individus de sexe féminin de cette société n’ont aucun pouvoir, mais elles n’ont pas non plus accès au savoir. Élizabeth Proctor le dira clairement lorsqu’elle rétorque à ses bourreaux qu’elle n’est pas assez instruite pour débattre avec eux. L’art de la rhétorique se révèle effectivement une implacable prérogative permettant de pervertir n’importe quel discours et d’en lapider les accusées.
Des interprétations sans faille
L’adaptation que signe Sarah Berthiaume du classique d’Arthur Miller prend juste ce qu’il faut de liberté avec le récit original pour le rendre actuel sans dénaturer le portrait historique qu’il véhicule. Non seulement celui de la société puritaine de la Nouvelle-Angleterre du 17e siècle, mais aussi celui des années 1950, où l’on estimait légitime, notamment, qu’un dramaturge mette dans la bouche d’un personnage féminin des excuses présentées à son mari pour ne pas l’avoir pardonné assez rapidement de son infidélité. Ce suspense trépidant suscite un chapelet d’émotions – de l’espoir à la colère en passant par le désarroi – dans l’âme fébrile des spectatrices et spectateurs. La langue choisie pour la traduction se prête à des modulations diverses; elle sera plus formelle chez les membres du clergé, plus familière, ponctuée d’expression et de jurons contemporains, chez les figures issues de la population rurale. Il s’agit là d’un des facteurs qui permettent à chaque comédien·ne d’incarner son personnage de façon irréprochablement crédible et avec une truculence bien dosée.
Le jeu des interprètes, de même que les chorégraphies méphistophéliques, sont donc très bien orchestrés par Édith Patenaude. Néanmoins, d’aucun·es pourront estimer l’articulation des éléments du dispositif scénique (constitué entre autres de grands panneaux blanchâtres qui s’élèvent et s’abaissent afin de subdiviser l’espace ainsi que de bancs sur rails) un peu fastidieuse. Un discours similaire pourrait sans doute être tenu au sujet des éclairages recherchés et complexes de Martin Sirois, qui la plupart du temps participent de fort habile façon à l’atmosphère lugubre et troublante régnant sur scène, mais parfois laissent perplexe (comme, dans l’une des scènes, cette ligne horizontale de lumière qui laisse le visage de certain·es protagonistes dans l’ombre). Y aurait-il, ici, beaucoup de mouvements lumineux et surtout scénographiques pour peu de bénéfice, pour paraphraser Shakespeare ? Reste que ces excès de zèle – qui, par ailleurs, ne trouvent pas leur équivalent dans les costumes, limités à d’austères, informes et à certains égards anachroniques robes sombres pour les personnages féminins – ne sauraient remettre en question l’éloquence, la pertinence et l’intérêt de ce spectacle captivant.
Les Sorcières de Salem
Texte : Arthur Miller. Traduction et adaptation : Sarah Berthiaume. Mise en scène : Édith Patenaude. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Scénographie : Odile Gamache. Costumes : Cynthia St-Gelais. Maquillages et coiffures : Florence Cornet. Éclairages : Martin Sirois. Musique et conception sonore : Alexander MacSween. Assistance à la conception sonore : Annie Préfontaine. Accessoires et assistance au décor : Anne-Sophie Gaudet. Assistance aux costumes : Julie Pelletier. Conseils aux mouvements : Jamie Right. Conseils dramaturgiques : Marianne Loignon. Conseils : Marie-Louise Bibish Mumbu. Coaching vocal : Luc Chandonnet. Stagiaire : Bozidar Krčevinac. Avec Anna Beaupré Moulounda, Adrien Bletton, Luc Bourgeois, Maude Boutin St-Pierre, Eveline Gélinas, Mathieu Gosselin, Catherine Larochelle, Emmanuelle Lussier-Martinez, Étienne Pilon, Sébastien Rajotte, Anna Sanchez et Elizabeth Smith. Une production du Théâtre Denise-Pelletier, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 27 novembre 2021.