Critiques

Limbo : Humour néoabsurde covidien

Amélie Dallaire l’a déjà dit en entrevue : elle fait du théâtre pour mettre en scène la difficulté de parler. Sa troisième pièce, Limbo, se situe également à la jonction entre l’incommunicabilité et l’absurde idée de chercher à dire l’indicible. Elle avait exploré cette complexe dichotomie dans Queue cerise (au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en 2016) et La Fissure (au Théâtre La Licorne, en 2019). Elle continue de le faire, ici, avec de plus en plus d’aplomb. Et davantage de rires au compteur, peut-on ajouter.

David Ospina

Devant un immense rideau noir, la scène est meublée de deux tables collées l’une à l’autre, de quatre chaises ainsi que de quelques accessoires. Marie-Luc (Karine Gonthier-Hyndman), Claude (Raphaëlle Lalande) et Lothaire (Olivier Morin) prennent la parole dans ce contexte de conférence qui revêt des allures réalistes. Mais ces apparences sont toujours trompeuses chez Amélie Dallaire. Elles et il parleront d’elles-mêmes et de lui-même, de création et de théâtre, mais en s’emmêlant constamment les pieds, et la bouche, dans les fleurs du tapis de la digression.

Jeux de mots, temps morts assumés, blagues ratées, quelques passages en langue exploréenne à la Gauvreau, références subtiles à Ionesco (Les Chaises) et à Beckett (En attendant Godot), voire à la démarche fantaisiste du Projet Bocal (dont est membre Raphaëlle Lalande) ou du Théâtre du futur d’Olivier Morin (Claude et Lothaire, fusionnés, font penser au titre d’un des spectacles disjonctés de la compagnie, Clotaire Rapaille : l’opéra rock) : tout fait partie de la panoplie d’un théâtre néoabsurde contemporain.

Rires et malaises

Non seulement il est contemporain, mais il est même actuel. Après deux ans de pandémie mondiale, il est impossible de ne pas sentir, dans certains des malaises provoqués par le non-sens des paroles, l’inquiétude des personnages, et dans l’insolite des situations, ce qui hante notre quotidien, c’est-à-dire ce sentiment covidien de vivre à côté de la vie et cette incompréhension ambiante face à la nouvelle « normalité ».

Il n’y a pas de message politique dans la pièce, pourtant le public pourrait très bien y voir le « parler-pour-ne-rien-dire » de certain·es dirigeant·es ainsi que la colère de la population incarnée par chacun des personnages à certains moments, celle-ci s’exorcisant aussi à travers leur besoin de s’extirper de leur corps inactif en gesticulant, en dansant et en se vautrant par terre. Leurs frustrations de ne pas pouvoir dire et/ou se dire nous rappellent les nôtres en cette ère de confinements, de restrictions et de solitude.

David Ospina

Face à ce triste constat, Amélie Dallaire trouve dans la création et le théâtre un possible remède à la sclérose. Théâtre d’insectes pour insectes d’abord, qui, aussi étrange qu’il paraisse, renvoie aussi à la condition humaine. Théâtre d’objets pour objets, qui laisse carrément entendre notre éventuelle extinction. Et théâtre d’humain∙es pour humain∙es ou le retour des arts vivants comme espoir.

Même si l’action tombe à plat par moments en raison, notamment, d’une mise en scène statique, Amélie Dallaire sait de mieux en mieux exploiter la vision originale et personnelle qu’elle défend depuis 2016. Elle aime travailler en écriture de plateau, et la connivence établie avec ses trois excellent·es interprètes saute aux yeux, ajoutant au potentiel comique de l’ensemble.

Le mot limbo renvoie, en son sens strict, en français, aux limbes qui se trouvent aux portes de l’enfer. C’est aussi, au sens figuré, ce moment d’attente ou d’incertitude où tout semble figé. Enfin, c’est évidemment cette danse où l’on doit se contorsionner pour passer sous une barre horizontale. Il y a un peu de tout cela dans cette pièce qui fait rire et sourire, mais qui laisse aussi pantois par moments.

Absurde, tel le temps présent.

Limbo 

Création, texte et mise en scène : Amélie Dallaire. Scénographie et accessoires : Wendy Pires. Assistance à la mise en scène et régie : Rachel Locas. Conception d’éclairage et direction technique : Joëlle Leblanc. Avec Karine Gonthier-Hyndman, Raphaëlle Lalande et Olivier Morin. Une production déléguée de LA SERRE – arts vivants, présentée au Théâtre Aux Écuries jusqu’au 1er mars 2022.