Critiques

L’Envers : Catastrophes à la carte

© David Mendoza Hélaine

Un restaurant italien à quelques minutes du premier service. Côté jardin, une salle à manger avec tables et bar; côté cour, les cuisines aux étagères et plan de travail métalliques rutilants. C’est le premier soir pour la serveuse, à qui le chef de salle explique tous les trucs, en la préparant aux situations critiques qui pourraient survenir : « Toi, t’es là pour éteindre le feu avant qu’il pogne ! » Une phrase prophétique, puisque tout ira de mal en pis dans cette soirée qui commence pourtant de manière calme, en sifflotant et blaguant, bien qu’on comprenne assez vite que le responsable de la plonge a quitté son poste, que la cheffe n’est toujours pas là, que les employé·es ne sont pas payé·es depuis deux semaines, qu’il manque de nombreux ingrédients; soucis que le patron, qui s’installe à sa table réservée, évacue en lisant une critique élogieuse venant de paraître. Le chef en second improvise un menu, alors que le commis s’affaire maladroitement à toutes les tâches, tous deux rêvant à leur montée en grade, proposée par « le Boss », mais c’était jusqu’à ce que la cheffe finisse par enfin rejoindre les cuisines. Les premiers et premières client·es arrivent, le service commence, et tout se grippe pour très vite dérailler, en même temps que des secousses de plus en plus fortes perturbent la soirée : il y a des constructions en cours tout autour du restaurant, qui apparaît progressivement comme seul au milieu des chantiers et d’une foule croissante de personnes affamées !

© David Mendoza Hélaine

Un théâtre de complicité

Avec ce nouveau projet, la compagnie Parabole (qui avait créé Embrigadés, sur les phénomènes de radicalisation, au Théâtre Premier Acte en 2018) poursuit son étude des milieux sociaux particuliers, et si l’autrice et metteure en scène, Blanche Gionet-Lavigne (qui a signé les deux saisons du balado Dans l’eau chaude) s’inspire de ses années de labeur en restauration, elle s’intéresse avant tout aux interactions humaines dans cet environnement de travail et aux rapports hiérarchiques (ici, le patron vis-à-vis des employé·es et, surtout, les jeux de rangs entre la cheffe et le second, entre le chef de salle et la serveuse, etc). Mais elle fait cela en en présentant les côtés pile et face, en retournant les choses pour en montrer un autre aspect : aussi bien la réalité en cuisine, que les arrière-plans relationnels de cette brigade (avec leur rêves et aspirations à d’autres postes).

Le titre du spectacle laisse aussi supposer qu’on dévoilera l’envers du dispositif scénique ou plutôt la construction de la théâtralité et de ses conventions : c’est effectivement comme un décor désossé qui est érigé sur scène, avec des lignes lumineuses au sol qui dessinent les murs et la séparation entre les deux espaces, avec une arche de porte et des cadres suspendus qui évoquent la façade côté rue, etc. Mais surtout, la clientèle est invisible, de même que la nourriture. On manipule toutes sortes de boîtes et casseroles, mais pour les aliments et les boissons, tout est suggéré. C’est là une des très belles trouvailles de la mise en scène : tisser une complicité avec le public afin qu’il visualise client·es et plats. Le principe est vite accepté, aidé en cela par le jeu des interprètes, que la metteure en scène pousse à leur meilleur, ainsi que par les formidables contributions scénographiques, lumineuses et sonores.

La partition sonore de Samuel Sérandour s’ingénie en effet à proposer de nombreux clins d’œil (comme le bruit des portes battantes de la cuisine) et accompagne chaque changement d’ambiance. Le décor de Marianne Lebel oscille entre réalisme et stylisation : chaises, tables, tabourets de bars et comptoir esquissent un restaurant hyperréaliste, autour de l’enseigne « Trattoria Gattuso (1975) », alors que le réfrigérateur est évoqué par des piles de contenants en plastique (certains comportant des éléments verts pour créer l’illusion d’aliments) posés sur une simple étagère métallique. Lorsque le commis fait mine d’ouvrir le frigo, un éclairage s’active, de même que le son de la radio.

La conception des lumières d’Émile Beauchemin contribue grandement, par son inventivité, à la force du projet : que ce soit ce dessin des murs en lignes de DEL ou des cônes orange et éclairés de l’intérieur qui forment au sol une rampe de fortune tout en indiquant les chantiers alentour (ou les incidents à venir ?). Tout cela se conjugue particulièrement bien dans les moments sans paroles, purement visuels et sonores, où les catastrophes trouvent leur point d’orgue. Si le fil narratif autour des chantiers en cours n’est pas le plus abouti, la fable mise juste en ce qui concerne les enjeux relationnels de ce microcosme et la manière d’exposer ce milieu en crise (la metteure en scène fait évidemment référence, dès le programme de soirée, à ce secteur d’activité qui a sévèrement pâti de la pandémie). Les interprètes, qui sont déjà en action à l’entrée en salle, démontrent une belle décontraction et une capacité à basculer dans des péripéties plus folles les unes que les autres. Les cahots de cette soirée les portent littéralement.

© David Mendoza Hélaine

L’Envers

Texte et mise en scène : Blanche Gionet-Lavigne. Assistance à la mise en scène : Gaïa Cherrat Naghshi. Conseils dramaturgiques : Alexandre Fecteau. Scénographie : Marianne Lebel. Éclairages : Émile Beauchemin. Conception sonore : Samuel Sérandour. Direction de production : Cassandra Dugay. Avec Laura Amar, Silviu Vincent Legault, Vincent Massé-Gagné, Nadia Girard Eddahia, Jocelyn Paré et Maxime Perron. Une coproduction de Parabole et de Premier Acte, présentée au Théâtre Premier Acte jusqu’au 2 avril 2022.