Sordide et révélatrice histoire que celle de Marguerite Duplessis et de son procès en 1740, à Montréal, le tout premier concédé à une « panis » de la Nouvelle-France (le terme désigne tout esclave autochtone d’Amérique du Nord). Celle-ci réclame sa liberté, arguant qu’elle est née d’un père français et d’une mère autochtone libre. De l’autre côté, l’on défend plutôt le fait que Marguerite a été vendue en bonne et due forme à son nouveau « propriétaire », le frère de son père, à la mort de ce dernier. Après de longs jours de plaidoirie, elle perd finalement sa poursuite, est envoyée en Martinique pour travailler sur les plantations et disparaît de l’Histoire.
Comment présenter un débat juridique vieux de presque trois siècles tout en en montrant l’actualité ? À l’époque où les True Crimes remportent à tout coup un succès public, autant sur les plateformes de webdiffusion vidéo que sur celles de baladodiffusion, l’autrice Émilie Monnet a conçu son projet en trois formes, sans sombrer dans la facilité, loin de là. Le spectacle s’enrichit d’une série balado actuellement disponible, Marguerite : la traversée, et d’un parcours sonore et performatif, Marguerite : la pierre, qui pourra être suivi du 7 mai au 6 juin. Le tout permettra sans doute, à terme, d’avoir un portrait plus précis des mécanismes judiciaires de la colonie et de la souffrance innommable vécue par des individus déshumanisés et exilés par une autorité absolue, mercantile et discriminatoire.
La pièce nous permet aussi d’établir des liens avec la situation des populations minorisées aujourd’hui, à l’intersection du genre, de l’origine ethnoculturelle et de la classe sociale, tant certaines situations persistent jusqu’à nos jours, nommément la représentation inéquitable dans l’une des plus hautes instances du pouvoir : la Justice.
Entre deuil et colère
La force du spectacle réside dans l’évocation de la forme de la tragédie antique, où le destin est inexorable. C’est donc un chœur de trois pleureuses qui se présente au public, en procession, depuis l’ouverture pratiquée au centre des gradins. Les litanies énoncées, tantôt pathétiques, tantôt accusatrices, d’une grande efficacité lyrique, réussissent à plonger la spectatrice ou le spectateur dans une transe menant à une catharsis douloureuse. Les éclairages de Julie Basse, accentuant les ombres, les projections kaléidoscopiques de Caroline Monnet et la texture sonore de Frédéric Auger participent à la création de cette ambiance quasi liturgique, propice au recueillement, où le deuil et la colère prennent toute la place.
La seule raison de la tenue de ce procès lève les cheveux sur la tête et le cœur dans la poitrine. Il n’y a pourtant aucune surprise dans ce récit psalmodié par trois actrices sur la scène de l’Espace Go. Même sans le savoir, on connaît dès l’abord le dénouement, on s’attend à cette décision parce que c’en est une qui reflète la volonté colonialiste européenne d’asservir les populations locales dans les territoires qu’elle occupe.
Sur cette longue scène horizontale, divisée en deux par ce qui semble être une crevasse en formation, délimitée vers l’arrière par un écran qui évoque étrangement l’aile d’un avion, les performeuses Aïcha Bastien N’Diaye, Émilie Monnet, et Madeleine Sarr livrent, par l’expression physique hyperbolique des émotions, une partition difficile, aux énumérations nombreuses, sans tomber dans la monotonie.
Le rythme est particulièrement travaillé. On sent bien l’influence d’Angélique Willkie sur la mise en scène, elle qu’on avait vue, pas plus tard qu’en novembre 2021, dans la glorieuse Confession publique de Mélanie Demers. On ne peut, par ailleurs, que louer le travail d’orfèvre de la dramaturge Marilou Craft, qui fait de ce texte dense et expérimental un hommage sacrificiel aux disparu·es (lire : aux effacé·es) de l’histoire.
À travers la présentation des dédales juridiques de la Nouvelle-France, Émilie Monnet livre ici un témoignage essentiel qui décrit la force de la femme autochtone tentant, encore et encore, contre l’oppresseur, de faire entendre sa voix libre, son droit non seulement à l’existence, à la parole, mais aussi à la légalité dans l’espace public; un texte, enfin, qui expose dans le détail les rouages délibérément complexes du racisme systémique et ses conséquences. On gage que le feu qui animait Marguerite Duplessis au moment de confronter ceux qui osaient l’appeler leur possession servira d’exemple de résilience en cette nouvelle époque de capitalisme outrancier et de déni politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Ne l’oublions plus.
Texte : Émilie Monnet. Mise en scène : Émilie Monnet et Angélique Willkie. Dramaturgie : Marilou Craft. Scénographie : Max-Otto Fauteux. Éclairages : Julie Basse. Costumes : Éric Poirier. Musique : Laura Ortman. Son : Frédéric Auger. Vidéo : Caroline Monnet. Maquillages et coiffures : Léonie Lévesque-Robert. Avec Aïcha Bastien N’Diaye, Émilie Monnet et Madeleine Sarr. Une coproduction d’Onishka et de l’Espace Go, présentée à l’Espace Go jusqu’au 2 avril 2022.
Sordide et révélatrice histoire que celle de Marguerite Duplessis et de son procès en 1740, à Montréal, le tout premier concédé à une « panis » de la Nouvelle-France (le terme désigne tout esclave autochtone d’Amérique du Nord). Celle-ci réclame sa liberté, arguant qu’elle est née d’un père français et d’une mère autochtone libre. De l’autre côté, l’on défend plutôt le fait que Marguerite a été vendue en bonne et due forme à son nouveau « propriétaire », le frère de son père, à la mort de ce dernier. Après de longs jours de plaidoirie, elle perd finalement sa poursuite, est envoyée en Martinique pour travailler sur les plantations et disparaît de l’Histoire.
Comment présenter un débat juridique vieux de presque trois siècles tout en en montrant l’actualité ? À l’époque où les True Crimes remportent à tout coup un succès public, autant sur les plateformes de webdiffusion vidéo que sur celles de baladodiffusion, l’autrice Émilie Monnet a conçu son projet en trois formes, sans sombrer dans la facilité, loin de là. Le spectacle s’enrichit d’une série balado actuellement disponible, Marguerite : la traversée, et d’un parcours sonore et performatif, Marguerite : la pierre, qui pourra être suivi du 7 mai au 6 juin. Le tout permettra sans doute, à terme, d’avoir un portrait plus précis des mécanismes judiciaires de la colonie et de la souffrance innommable vécue par des individus déshumanisés et exilés par une autorité absolue, mercantile et discriminatoire.
La pièce nous permet aussi d’établir des liens avec la situation des populations minorisées aujourd’hui, à l’intersection du genre, de l’origine ethnoculturelle et de la classe sociale, tant certaines situations persistent jusqu’à nos jours, nommément la représentation inéquitable dans l’une des plus hautes instances du pouvoir : la Justice.
Entre deuil et colère
La force du spectacle réside dans l’évocation de la forme de la tragédie antique, où le destin est inexorable. C’est donc un chœur de trois pleureuses qui se présente au public, en procession, depuis l’ouverture pratiquée au centre des gradins. Les litanies énoncées, tantôt pathétiques, tantôt accusatrices, d’une grande efficacité lyrique, réussissent à plonger la spectatrice ou le spectateur dans une transe menant à une catharsis douloureuse. Les éclairages de Julie Basse, accentuant les ombres, les projections kaléidoscopiques de Caroline Monnet et la texture sonore de Frédéric Auger participent à la création de cette ambiance quasi liturgique, propice au recueillement, où le deuil et la colère prennent toute la place.
La seule raison de la tenue de ce procès lève les cheveux sur la tête et le cœur dans la poitrine. Il n’y a pourtant aucune surprise dans ce récit psalmodié par trois actrices sur la scène de l’Espace Go. Même sans le savoir, on connaît dès l’abord le dénouement, on s’attend à cette décision parce que c’en est une qui reflète la volonté colonialiste européenne d’asservir les populations locales dans les territoires qu’elle occupe.
Sur cette longue scène horizontale, divisée en deux par ce qui semble être une crevasse en formation, délimitée vers l’arrière par un écran qui évoque étrangement l’aile d’un avion, les performeuses Aïcha Bastien N’Diaye, Émilie Monnet, et Madeleine Sarr livrent, par l’expression physique hyperbolique des émotions, une partition difficile, aux énumérations nombreuses, sans tomber dans la monotonie.
Le rythme est particulièrement travaillé. On sent bien l’influence d’Angélique Willkie sur la mise en scène, elle qu’on avait vue, pas plus tard qu’en novembre 2021, dans la glorieuse Confession publique de Mélanie Demers. On ne peut, par ailleurs, que louer le travail d’orfèvre de la dramaturge Marilou Craft, qui fait de ce texte dense et expérimental un hommage sacrificiel aux disparu·es (lire : aux effacé·es) de l’histoire.
À travers la présentation des dédales juridiques de la Nouvelle-France, Émilie Monnet livre ici un témoignage essentiel qui décrit la force de la femme autochtone tentant, encore et encore, contre l’oppresseur, de faire entendre sa voix libre, son droit non seulement à l’existence, à la parole, mais aussi à la légalité dans l’espace public; un texte, enfin, qui expose dans le détail les rouages délibérément complexes du racisme systémique et ses conséquences. On gage que le feu qui animait Marguerite Duplessis au moment de confronter ceux qui osaient l’appeler leur possession servira d’exemple de résilience en cette nouvelle époque de capitalisme outrancier et de déni politique dans laquelle nous vivons aujourd’hui. Ne l’oublions plus.
Marguerite : le feu
Texte : Émilie Monnet. Mise en scène : Émilie Monnet et Angélique Willkie. Dramaturgie : Marilou Craft. Scénographie : Max-Otto Fauteux. Éclairages : Julie Basse. Costumes : Éric Poirier. Musique : Laura Ortman. Son : Frédéric Auger. Vidéo : Caroline Monnet. Maquillages et coiffures : Léonie Lévesque-Robert. Avec Aïcha Bastien N’Diaye, Émilie Monnet et Madeleine Sarr. Une coproduction d’Onishka et de l’Espace Go, présentée à l’Espace Go jusqu’au 2 avril 2022.