Le moins que l’on puisse dire, c’est que le roman Little Women a fait l’objet de maintes adaptations, notamment télévisuelles et cinématographiques, depuis sa parution en 1868. Pourtant, il apparaît audacieux de le porter à la scène, d’autant plus si cette vaste salle est largement fréquentée par des étudiant·es, comme c’est le cas du Théâtre Denise-Pelletier. Car cette réjouissante décision défie l’idée reçue selon laquelle les écrits des femmes, et mettant de surcroît en lumière le parcours de protagonistes féminines, ne peuvent intéresser qu’un public s’identifiant au même genre. C’est considérer que le roman de Louisa May Alcott n’est pas un livre « de filles » et que l’œuvre scénique qui en découle n’est pas du théâtre « de filles ». C’est aussi admettre qu’il y a bel et bien des textes classiques qui ont été rédigés par des femmes…
Néanmoins, l’adaptation proposée n’est pas sans laisser perplexe à certains égards. Cette histoire d’une famille désargentée, dont le père (le fameux docteur March) est parti au front, au cœur de la guerre de Sécession, repose certes sur les aspirations diverses de quatre sœurs aux tempéraments dissemblables (Josephine, mieux connue sous le nom de Jo, veut être écrivaine, Margaret désire se marier et avoir des enfants, Amy espère devenir peintre et épouser un homme riche, tandis qu’Elizabeth entend rester à la maison et prendre soin de ses parents lorsqu’ils vieilliront), mais la magie qui l’a fait traverser les siècles se nourrit de l’amour qui unit, malgré les différends et les différences, le quatuor. Or, Quatre filles illustre à l’envie les conflits, de même que les doléances de chacune, mais ceux-ci ne bénéficient pas (ou trop peu) du contrepoint salutaire que constituent, dans le roman, la félicité familiale, la solidarité sororale, bref l’affection profonde qui lie les héroïnes.
Le choix d’exclure la figure maternelle du récit expliquerait-il ce manque de chaleur ? Car Marmee fait à la fois office, dans l’œuvre originale, de port d’attache, de phare moral et de source inextinguible de tendresse pour sa progéniture. Ces jeunes filles semblent bien orphelines sans elle, sans compter qu’il apparaît étrange qu’elles vivent seules alors qu’elles sont toutes mineures. Spoliées de leur cicérone, les héroïnes en sont plus ou moins réduites à des figures unidimensionnelles. C’est tout particulièrement le cas de Marguerite (Meg) qui, délestée de sa générosité, de son altruisme, voit sa superficialité et son amertume (face aux privilèges qui lui échappent) exacerbées. L’ajout d’un soliloque lubrique précédant son mariage ne parvient guère à lui apporter plus de nuance.
Une relecture
Qui plus est, il n’y a pas que l’étoffe des personnages qui ait écopé dans la version des Quatre filles du docteur March qu’ont concoctée l’autrice Julie-Anne Ranger-Beauregard et le metteur en scène Louis-Karl Tremblay; il y a aussi le rythme intrinsèque de l’œuvre. Si l’enchaînement des scènes clés du roman s’avère fluide, la précipitation de cette course à relais laisse peu de temps au quotidien de se déposer et aux émotions d’être ressenties. Notons, par ailleurs, que pour rendre possible l’inclusion de tous ces tableaux, on a opté pour la cohabitation de différents modes narratifs. Ainsi la chute d’Amy dans le lac gelé, par exemple, sera racontée par Jo, face au public, à l’avant-scène. En outre, les destins distincts des jeunes femmes, alors qu’elles ont quitté leur nid originel, s’entrecroisent grâce à des échanges épistolaires. Une trouvaille heureuse, qui souffle une brise de lyrisme sur la production.
Une certaine part d’abstraction entre aussi dans la construction du spectacle puisque certains personnages secondaires sont évoqués sans jamais prendre corps sur scène. C’est le cas, notamment, de John Brook, qui sera même absent de son propre mariage avec Marguerite. Hormis les quatre demoiselles March, seuls deux autres individus ont l’heur d’être représentés sur les planches. Le voisin, ami et futur époux Theodore Laurence, dit Laurie, et l’antagoniste Tante March. Le premier s’avère malheureusement aussi terne que la seconde se révèle caricaturale. On accordera néanmoins à cette dernière, incarnée par Dominique Quesnel, d’agir fort efficacement en guise de comic relief. Quant au quatuor, il est interprété avec justesse par Clara Prévost (Meg), Rose-Anne Déry (Jo), Sarah Ann Parent (Beth) et Laetitia Isambert (Amy) et s’exprime dans une langue ni argotique ni châtiée ou ampoulée, qui semble naturelle à l’oreille québécoise, tout à fait digeste pour un jeune public et même ponctuée de certains écarts au français normatif, dont des « ça », des « maudits » et un « morveuses ».
Ces dames évoluent dans un décor simple, mais évocateur, voire allégorique. Celui-ci est composé de meubles sur rails (un lit et autres fauteuils, qui peuvent donc apparaître et disparaître de l’aire de jeu), mais surtout de grands panneaux coulissants épousant la silhouette d’une maison, qui, au fil de l’émancipation des protagonistes, s’éloignent et s’effacent, symbolisant ainsi leurs horizons qui s’élargissent. Or, si la pièce possède une qualité inaliénable, c’est bien celle de camper la quête identitaire de ces jeunes femmes. Et tout particulièrement celle de Jo, qui profère des assertions telles que « J’aspire à être moi-même à chaque seconde de mon existence ! » ou déclare vouloir « vivre tout ce qu’on peut vivre et aimer tout ce qu’on peut aimer » et qui jouit du privilège de ne pas contracter d’union matrimoniale, contrairement à son homologue romanesque. L’autrice massachussetaise en serait très certainement ravie.
On peut assurément louer le fait que c’est à une véritable relecture du roman d’Alcott que nous convie l’équipe de Quatre filles. L’œuvre originale a servi de matériau à une proposition artistique neuve et distincte. Cela constitue sans doute, en soi, un accomplissement. On déplorera cependant, hélas !, que le résultat manque un peu d’âme.
Texte et adaptation : Julie-Anne Ranger-Beauregard, d’après le roman de Louisa May Alcott. Mise en scène : Louis-Karl Tremblay. Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto. Scénographie : Karine Galarneau. Costumes : Linda Brunelle. Éclairages : Robin Kittel-Ouimet. Conception sonore : Antoine Bédard. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt. Mouvements : Marilyn Daoust. Accessoires : Angela Rassenti. Avec Rose-Anne Déry, Laetitia Isambert, Sarah Anne Parent, Clara Prévost, Dominique Quesnel et Mattis Savard- Verhoeven. Une production du Théâtre Denise-Pelletier, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 9 avril 2022.
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le roman Little Women a fait l’objet de maintes adaptations, notamment télévisuelles et cinématographiques, depuis sa parution en 1868. Pourtant, il apparaît audacieux de le porter à la scène, d’autant plus si cette vaste salle est largement fréquentée par des étudiant·es, comme c’est le cas du Théâtre Denise-Pelletier. Car cette réjouissante décision défie l’idée reçue selon laquelle les écrits des femmes, et mettant de surcroît en lumière le parcours de protagonistes féminines, ne peuvent intéresser qu’un public s’identifiant au même genre. C’est considérer que le roman de Louisa May Alcott n’est pas un livre « de filles » et que l’œuvre scénique qui en découle n’est pas du théâtre « de filles ». C’est aussi admettre qu’il y a bel et bien des textes classiques qui ont été rédigés par des femmes…
Néanmoins, l’adaptation proposée n’est pas sans laisser perplexe à certains égards. Cette histoire d’une famille désargentée, dont le père (le fameux docteur March) est parti au front, au cœur de la guerre de Sécession, repose certes sur les aspirations diverses de quatre sœurs aux tempéraments dissemblables (Josephine, mieux connue sous le nom de Jo, veut être écrivaine, Margaret désire se marier et avoir des enfants, Amy espère devenir peintre et épouser un homme riche, tandis qu’Elizabeth entend rester à la maison et prendre soin de ses parents lorsqu’ils vieilliront), mais la magie qui l’a fait traverser les siècles se nourrit de l’amour qui unit, malgré les différends et les différences, le quatuor. Or, Quatre filles illustre à l’envie les conflits, de même que les doléances de chacune, mais ceux-ci ne bénéficient pas (ou trop peu) du contrepoint salutaire que constituent, dans le roman, la félicité familiale, la solidarité sororale, bref l’affection profonde qui lie les héroïnes.
Le choix d’exclure la figure maternelle du récit expliquerait-il ce manque de chaleur ? Car Marmee fait à la fois office, dans l’œuvre originale, de port d’attache, de phare moral et de source inextinguible de tendresse pour sa progéniture. Ces jeunes filles semblent bien orphelines sans elle, sans compter qu’il apparaît étrange qu’elles vivent seules alors qu’elles sont toutes mineures. Spoliées de leur cicérone, les héroïnes en sont plus ou moins réduites à des figures unidimensionnelles. C’est tout particulièrement le cas de Marguerite (Meg) qui, délestée de sa générosité, de son altruisme, voit sa superficialité et son amertume (face aux privilèges qui lui échappent) exacerbées. L’ajout d’un soliloque lubrique précédant son mariage ne parvient guère à lui apporter plus de nuance.
Une relecture
Qui plus est, il n’y a pas que l’étoffe des personnages qui ait écopé dans la version des Quatre filles du docteur March qu’ont concoctée l’autrice Julie-Anne Ranger-Beauregard et le metteur en scène Louis-Karl Tremblay; il y a aussi le rythme intrinsèque de l’œuvre. Si l’enchaînement des scènes clés du roman s’avère fluide, la précipitation de cette course à relais laisse peu de temps au quotidien de se déposer et aux émotions d’être ressenties. Notons, par ailleurs, que pour rendre possible l’inclusion de tous ces tableaux, on a opté pour la cohabitation de différents modes narratifs. Ainsi la chute d’Amy dans le lac gelé, par exemple, sera racontée par Jo, face au public, à l’avant-scène. En outre, les destins distincts des jeunes femmes, alors qu’elles ont quitté leur nid originel, s’entrecroisent grâce à des échanges épistolaires. Une trouvaille heureuse, qui souffle une brise de lyrisme sur la production.
Une certaine part d’abstraction entre aussi dans la construction du spectacle puisque certains personnages secondaires sont évoqués sans jamais prendre corps sur scène. C’est le cas, notamment, de John Brook, qui sera même absent de son propre mariage avec Marguerite. Hormis les quatre demoiselles March, seuls deux autres individus ont l’heur d’être représentés sur les planches. Le voisin, ami et futur époux Theodore Laurence, dit Laurie, et l’antagoniste Tante March. Le premier s’avère malheureusement aussi terne que la seconde se révèle caricaturale. On accordera néanmoins à cette dernière, incarnée par Dominique Quesnel, d’agir fort efficacement en guise de comic relief. Quant au quatuor, il est interprété avec justesse par Clara Prévost (Meg), Rose-Anne Déry (Jo), Sarah Ann Parent (Beth) et Laetitia Isambert (Amy) et s’exprime dans une langue ni argotique ni châtiée ou ampoulée, qui semble naturelle à l’oreille québécoise, tout à fait digeste pour un jeune public et même ponctuée de certains écarts au français normatif, dont des « ça », des « maudits » et un « morveuses ».
Ces dames évoluent dans un décor simple, mais évocateur, voire allégorique. Celui-ci est composé de meubles sur rails (un lit et autres fauteuils, qui peuvent donc apparaître et disparaître de l’aire de jeu), mais surtout de grands panneaux coulissants épousant la silhouette d’une maison, qui, au fil de l’émancipation des protagonistes, s’éloignent et s’effacent, symbolisant ainsi leurs horizons qui s’élargissent. Or, si la pièce possède une qualité inaliénable, c’est bien celle de camper la quête identitaire de ces jeunes femmes. Et tout particulièrement celle de Jo, qui profère des assertions telles que « J’aspire à être moi-même à chaque seconde de mon existence ! » ou déclare vouloir « vivre tout ce qu’on peut vivre et aimer tout ce qu’on peut aimer » et qui jouit du privilège de ne pas contracter d’union matrimoniale, contrairement à son homologue romanesque. L’autrice massachussetaise en serait très certainement ravie.
On peut assurément louer le fait que c’est à une véritable relecture du roman d’Alcott que nous convie l’équipe de Quatre filles. L’œuvre originale a servi de matériau à une proposition artistique neuve et distincte. Cela constitue sans doute, en soi, un accomplissement. On déplorera cependant, hélas !, que le résultat manque un peu d’âme.
Quatre filles
Texte et adaptation : Julie-Anne Ranger-Beauregard, d’après le roman de Louisa May Alcott. Mise en scène : Louis-Karl Tremblay. Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto. Scénographie : Karine Galarneau. Costumes : Linda Brunelle. Éclairages : Robin Kittel-Ouimet. Conception sonore : Antoine Bédard. Maquillages et coiffures : Justine Denoncourt. Mouvements : Marilyn Daoust. Accessoires : Angela Rassenti. Avec Rose-Anne Déry, Laetitia Isambert, Sarah Anne Parent, Clara Prévost, Dominique Quesnel et Mattis Savard- Verhoeven. Une production du Théâtre Denise-Pelletier, présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 9 avril 2022.