Critiques

La Fin de la fiction : Leçon de progrès en cinémascope

© Vincent Champoux

Effarés devant l’état du monde numérique et de la société connectée, Nuages en pantalon et le Théâtre Catapulte se sont rassemblés autour d’un but commun : comprendre et raconter comment l’humanité en est arrivée là. « Là », ce sont les conspirations, les fausses nouvelles et le brouhaha d’insipidités sur les réseaux sociaux. En résulte La Fin de la fiction, un périple au contenu concentré (malgré les quasi trois heures de spectacle) dans un contenant loufoque et bouffonesque.

On rit bien pendant cette succession d’épisodes historiques allant de l’invention de l’imprimerie à celle des cookies (témoins de navigation, en français). On conclut surtout que la mission que se sont donnée les créateurs et créatrices de « réorganiser le chaos du monde » est accomplie. Les thèmes et la structure du scénario sont on ne peut plus clairs. Presque trop.

N’est-ce pas un peu scolaire de commencer une dissertation par « Depuis les débuts de l’humanité ? ». De raconter l’évolution d’un phénomène en suivant les grandes périodes de l’Histoire occidentale, du Moyen Âge européen à la Conquête de l’Ouest, même si on aboutit à Silicon Valley ? Ne sommes pas tous et toutes déjà au courant que dans ce prétendu monde connecté engendré par le capitalisme et la société des loisirs, on cherche surtout à pomper notre argent, sans égard à notre santé mentale et à notre véritable bonheur ?

Dans La Fin de la fiction, si la synthèse, bien que rigoureuse, n’est pas truffée de révélations pour l’individu moyennement cultivé et informé, elle a l’énorme avantage d’être bien livrée. La troupe exploite une multitude de moyens spectaculaires pour conserver notre attention et tenir l’ennui, ce mal du siècle, à distance. Les débuts de l’imprimerie nous sont racontés par une fougueuse joueuse de tennis séniore au cours d’une partie de championnat et d’une conférence de presse. La quête d’un manuscrit devient le sujet d’un numéro d’humour livré avec aplomb par Olivier Normand habillé en saltimbanque. Trois personnages dont les noms commencent par « w » exécutent des numéros de magie pour illustrer les principes des machinations des géants du web et les dérives de la publicité ciblée sur internet.

Tout cela aurait pu être plaqué, et pourtant non. Les compagnies ont suffisamment travaillé leur matière pour que celle-ci ait abouti à des scènes bien ramassées, d’où très peu de fils s’échappent. La réunion publicitaire sur la manière de « vendre » l’Amérique aux futurs colons est peut-être longuette, mais tout à fait supportable.

© Vincent Champoux

L’art du commentaire

On savoure surtout le degré de finition de certaines intonations et mimiques; le côté « cartoonesque », très Astérix et Obélix, des premiers segments; les déclarations absurdes et pleines de panache dignes du Capitaine Patenaude de Dans une galaxie près de chez vous; l’écho des voix en coulisses pour créer des effets liés à certains mots; les paillettes lancées avec toute la conviction du monde; la prolifération des Robert d’une époque à l’autre; et cet art du commentaire critique en voix hors champ juste assez appuyé pour élever le discours au deuxième degré. Les comédiens et comédiennes livrent de belles performances, portées par le plaisir du jeu et un engagement palpable envers le sujet.

En jouant avec un cube sur roulettes qui sert à la fois d’espace de jeu et de surface de projection, la mise en scène de Jean-Philippe Joubert reste légère et malléable. Le théâtre flirte habilement avec l’écran pendant qu’une chorale grégorienne chante ses doutes sur l’église catholique en latin alors que des sous-titres en québécois défilent – un numéro fort efficace. Le procédé étoffe aussi l’épisode sur la « disneyisation » du monde, où le vernis craque pour une famille américaine enfoncée dans le consumériste. John Doucet s’y révèle particulièrement doué pour jouer les voisines éveilleuse de conscience auprès d’une Alice (au pays des merveilles) désenchantée.

La finale plus documentaire, débarrassée des personnages et costumes loufoques, sur ce progrès qui nous éteint et mine notre possibilité de vivre au-delà de ce qui nous définit comme éventuel consommateur ou éventuelle consommatrice, pourrait aisément être resserrée sans que sa pertinence en souffre. Mais peut-être faut-il justement retrouver le temps de prendre le temps, sans vouloir résumer toute pensée dans un statut ou un slogan.

La Fin de la fiction

Texte et scénario : Carolanne Foucher, Jean-Philippe Joubert, Marie-Hélène Lalande, Danielle Le Saux-Farmer et Olivier Normand, avec la collaboration au scénario de John Doucet et Claudia Gendreau. Mise en scène et direction de la création : Jean-Philippe Joubert. Conception de l’espace scénique, des costumes et des accessoires : Claudia Gendreau. Recherche visuelle : John Doucet. Composition et conception sonore : Jean-Sébastien Côté assisté de Yves Dubois. Conception des éclairages : Elliot Gaudreau. Conception des vidéos : Guillaume Saindon. Avec John Doucet, Carolanne Foucher, Marie-Hélène Lalande, Olivier Normand et Sarah Villeneuve-Desjardins. Une production de Nuages en pantalon – compagnie de création et du Théâtre Catapulte, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 9 avril 2022.