Critiques

Pipeline (version française) : À l’école de la vie

© Antoine Saito

Première collaboration, à saluer, entre la compagnie anglophone montréalaise Black Theatre Workshop et La Manufacture, la pièce Pipeline a pris l’affiche, d’abord en anglais du 12 au 23 avril, puis en français depuis le 26 avril, à La Licorne. Et, fait original, les deux versions sont jouées par la même équipe d’interprètes. Voilà une œuvre qui mérite le détour, car elle nous sort vraiment des sentiers battus. En décrivant une réalité qui n’est certes pas celle de tous et toutes dans notre société, elle n’en touche pas moins une thématique et des enjeux qui ne laisseront personne indifférent. À commencer par le rôle de l’école dans l’éducation des jeunes, qui devrait au moins être partenaire des parents, ces adultes pas toujours outillé·es pour faire face aux crises, surtout quand les enfants sont marqué·es par leur différence.

Omari est un adolescent comme les autres, à cet âge entre l’enfance et l’âge adulte où beaucoup de choses se précisent et déterminent l’avenir. Cependant, sa vie familiale et son environnement social font peser sur lui de fortes contraintes, pas nécessairement faciles à identifier, encore moins à assumer. Enfant unique élevé par sa mère, Nya, qui, désireuse de lui offrir la meilleure instruction, l’a inscrit dans une école privée, le garçon va voir sa vie basculer après un geste impulsif, incontrôlé, commis en pleine classe. Nya, elle-même enseignante dans une école publique où se vivent de nombreuses tensions, devra tout faire pour protéger son fils des conséquences de son acte, qui pourraient être désastreuses, et, surtout, pour garder contact avec lui et ne pas perdre toute influence sur sa destinée. Une perspective insoutenable pour elle.  

Le titre de cette pièce de l’autrice américaine Dominique Morisseau, traduite par la talentueuse Mishka Lavigne, réfère au phénomène identifié par des sociologues états-uniens comme le chemin direct entre l’école et la prison, pour des jeunes dont la classe sociale et l’origine ethnique ne sont pas celles de la majorité et qui se retrouvent, pour une raison ou une autre, exclu·es du système scolaire. Au fil d’une série de tableaux mettant en présence des membres du personnel des deux écoles et des proches d’Omari, comme sa petite amie et son père, qui, bien qu’absent depuis des années, occupe son esprit de façon quasi obsessive, se placent peu à peu les pièces d’un casse-tête complexe. Ce véritable écheveau de circonstances s’exprime à travers les paroles, des dialogues souvent crus non dénués d’humour, les émotions parfois excessives des protagonistes, et une rage qui se manifeste même dans les transitions entre les scènes.

© Antoine Saito

État de crise permanente

Sur le plateau nu de la Grande Licorne, seuls quelques pans de rideaux et des cubes, qu’on déplace au gré des lieux et des ambiances qu’on souhaite évoquer, font office de décor. Des projections vidéo, notamment d’extraits du poème « We Real Cool » de Gwendolyn Brooks, fort à propos et réitérés tout au long du spectacle, agrémentent plusieurs passages. Les acteurs et les actrices, sur qui repose toute la représentation, offrent un jeu physique, où tout le corps est investi. Malgré certaines maladresses – les voix manquent parfois de projection, le rythme des dialogues semble par moments étrangement décalé, on peut noter plusieurs bafouillages –, on s’accroche aux échanges sur scène, car l’intensité ne faiblit pas. Jenny Brizard, dans le rôle de Nya, livre une prestation énergique et nuancée, au côté de Grégory Yves, qui incarne les déchirements de son fils Amori. Anie Pascale se démarque par son interprétation d’une « vieille prof » aigrie, qui n’a pas la langue dans sa poche. Il faut avouer que la traduction est fluide, les dialogues, puissants.

Voilà une pièce où, loin de toute tentative moralisatrice, on nous plonge dans la réalité torturée de personnages en proie à leur condition difficile, voire quasi impossible à surmonter, tant l’état de crise dans lequel ils évoluent se révèle permanent. Ce tableau sombre connaît heureusement un certain allégement à travers l’humour qui affleure ici et là, et la lueur d’optimisme qui transparaît à la toute fin permet de croire au changement, quand on mise sur la nature foncièrement bonne de ces jeunes, qui n’ont souvent besoin que d’être écouté·es, entendu·es, et qu’on leur laisse un peu de liberté… 

© Antoine Saito

Pipeline (version française)

Texte : Dominique Morisseau. Traduction : Mishka Lavigne. Mise en scène : ahdri zhina mandiela, assistée de Tamara Brown. Décor et costumes : Nalo Soyini Bruce. Éclairages : Tim Rodrigues. Musique : Elena Stoodley. Vidéo : Potato Cakes Digital. Avec Jean Bernard, Jenny Brizard, Gloria Mampuya, Anie Pascale, Schubert Pierre-Louis et Grégory Yves. Une production du Black Theatre Workshop en codiffusion avec La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 8 mai 2022.