Critiques

La Chair de Julia : Hommage au théâtre

© Olivier Hardy

Merveilleux petit théâtre, l’exquise Esquisse offre une scène encombrée à une actrice faite pour y prendre la mesure de sa vie : une carrière consacrée au jeu, aux personnages de répertoire, aux grandes émotions et aux partenariats de scène. Julie Vincent y explose d’énergie, seule à raconter son histoire durant une heure trente, accompagnée par quelques marionnettes et par le compositeur Michel Smith au clavier, habile aux ambiances de théâtre.

Ce petit bijou de théâtre « gratte les archives du cœur », comme le dit Julia, la protagoniste; soutenu par la complicité de Paul Lefebvre, pourrait-il ne pas nous réjouir d’avance, ne pas nous conquérir dès notre entrée au sanctuaire des artifices, face aux accessoires d’un temps ancien – ce castelet rudimentaire, ces lampes de salon récupérées dans un magasin de vieilleries, ces grands miroirs où pendouillent des robes et ces malles de voyage comme on n’en transporte plus ? On se plaît à sourire au souvenir du temps où le théâtre ne se souciait pas d’effets technologiques : le qualificatif « spécial », accolé aux effets scéniques, était réservé à la magie de la représentation, où tout reposait sur l’art oratoire et sa mise en bouche.

Julie Vincent évoque l’éducation sévère qui était imposée aux filles, les châtiments corporels, l’absence de voies d’avenir. Pourtant, elle s’accrochait à sa vocation : être actrice, et non pas muse, et elle le devint, par des chemins dangereux de la vie et une foi inébranlable dans les silhouettes en carton. La chance, le talent, l’audace, la rigueur et le goût du travail d’équipe, tout était là pour qu’elle entre à l’École nationale de théâtre du Canada. Elle y fit ses classes et se forma auprès des plus grand·es : Gaston Miron, Victor-Lévy Beaulieu, Jean-Claude Germain, Michèle Lalonde…

Merveilleux petit théâtre exquise© Olivier Hardy

Combattre les spectres 

Mais la vie n’est pas un long fleuve tranquille. L’aventure allait se corser lorsque Julie se trouva séquestrée par un violeur dans sa voiture. Elle s’en sortit, non pas indemne, mais juste assez forte pour camper le rôle principal du film Mourir à tue-tête d’Anne-Claire Poirier, en 1979. Rôle de fiction pour lequel elle fut primée. Ce film, pour toute une génération, a été une œuvre culte : il mettait au grand jour le traumatisme du viol. Il montrait qu’une victime peut se suicider, dans l’indifférence générale. Julie Vincent, avec son art et son âme, incarne ce drame, et elle explique que ce personnage ne l’a plus jamais quittée.

D’autres spectres, depuis, se sont ajoutés aux combats de Julia. Maintenant, c’est l’âge, et ce regard que la société, comme le monde artistique où on distribue les rôles, jette sur ceux et celles que d’autres remplacent sans s’en soucier. Il faut encore à Vincent se battre pour survivre en Julia, au bout de quatre décennies.

© Olivier Hardy

D’un drame à l’autre

Il y a la vie qui passe, la disparition d’un père. Les souvenirs affluent : l’attelage dans la neige et l’enfance de celle qui s’appelait alors Anne-Marie, qui deviendrait Julie en quittant la maison pour suivre son destin d’artiste. Puis, les livres ont pris toute la place, avec ceux qui les écrivent, Louis Gauthier et d’autres. De multiples emballements, la nouvelle vague et des passions durables l’ont menée, après bien des rôles, à une longue tournée en Amérique du Sud, jusqu’à son retour à Montréal, à la pandémie et, en ce moment, à l’Esquisse. 

Julia a rencontré bien des gens, dans la rue notamment. Ils ont laissé des souvenirs, des cris comme des petites musiques jaillissant d’un clavier. « Merci la mort ! » s’exclame Julia, évoquant Arthur Honegger et Charles Dutoit, qui emmena la créatrice à Carnegie Hall, au Japon, à travers les villes, avec Jeanne d’Arc au Bûcher. Ce pourrait être un spectacle de cabaret, car Julia est drôle, elle parle espagnol, elle a des accents et des tons, et des amis de papier.

A-t-elle vraiment quitté ce monde pauvre, où tout était à inventer, mais où la richesse venait des histoires qui expriment les sentiments, la petite vie et ses grandes passions ? Elle dit : « je lis la vie sur le dos des arbres, ils vont toujours te donner de l’énergie », en manière d’héritage. Julia « gratte les archives du cœur », et livre sa conviction : « dans la grande noirceur, il faut le théâtre pour éclairer les ténèbres du monde ». De jolies formules évoquent avec simplicité cet « autre monde » de « celle qui n’a pas voulu se faire enseigner… les arts ménagers ». Hommage au théâtre et à ses artisan·es.

La Chair de Julia

Texte et interprétation : Julie Vincent. Mise en scène : Julie Vincent et Philippe Soldevila. Traduction de l’espagnol : Blanca Herrera. Assistance et régie : Camila Forteza. Scénographie, éclairages et accessoires : Rodolphe St-Arneault. Costumes : Erica Schmitz. Conception et manipulation des marionnettes : Paola Huitron. Dessins : Julie Vincent. Conception sonore et piano : Michel Smith. Conseiller dramaturgique : Paul Lefebvre. Surtitrage et direction administrative : Philippe Chevalier. Une production de Singulier Pluriel et du Théâtre Sortie de Secours, présentée au Théâtre de l’Esquisse jusqu’au 30 mai 2022.