Critiques

Cher Tchekhov : S’incliner devant le maître

© Yves Renaud

Notre dramaturge le plus fameux, Michel Tremblay, aura 80 ans le 25 juin et offre, avec cette pièce qui pourrait être sa dernière, un hommage senti à Anton Tchekhov (1860-1904), l’auteur russe qui a donné une modernité nouvelle au théâtre, en mettant en scène ses contemporain·es au tournant du 20e siècle. Sans vouloir imiter le maître – son alter ego sur scène et dans plusieurs de ses œuvres, Jean-Marc, ici incarné par Gilles Renaud, le répète à quelques reprises –, le créateur des Belles-Sœurs et de tant d’autres chefs-d’œuvre a voulu en quelque sorte imprimer sa propre signature artistique à une pièce fortement inspirée par l’univers tchékhovien. Ou vice versa…

Cette pièce, Tremblay en avait écrit une version inachevée avant d’en faire un roman, Le Cœur en bandoulière (2019), puis de la ramener à la scène sous le titre Cher Tchekhov. Et d’introduire le public dans son atelier de travail, où l’écrivain se livre à un exercice de mise à nu devant un plateau qui se remplit de personnages, de rumeurs, d’émotions exacerbées au fil d’une soirée d’Action de grâce réunissant une famille d’artistes de théâtre. Le tout devant la maison familiale de Vaudreuil, imprégnée de tant de souvenirs, et où se trouve même quelques cerisiers – une douzaine, est-ce assez pour appeler ça une cerisaie ? demande l’une des trois sœurs en présence… 

Au début, seule une table dressée, prête à recevoir ses convives, habite la scène dénudée, ainsi que quelques chaises de parterre côtés cour et jardin, puis à la droite, hors cadre, un bureau d’écrivain. Jean-Marc (Gilles Renaud, sobre, simple et vrai) explique la raison qui lui a fait abandonner l’écriture de sa pièce : sa peur de déplaire aux comédien·nes, cette « engeance » qu’il dit pourtant adorer. Il décide de relire son ébauche (80 pages, quand même!), en espérant la compléter. Les personnages s’amènent, Benoît (Henri Chassé), l’aîné, lui-même dramaturge, gai et cynique, accompagné de son conjoint Laurent (Patrick Hivon), ses sœurs Marie (Maude Guérin) et Gisèle (Isabelle Vincent), deux comédiennes au succès mitigé, cette dernière imitant, dans un court numéro désopilant, sa grande actrice de sœur, Claire (Anne-Marie Cadieux), qu’on attend pour la fête, bien qu’on ait omis de l’inviter…

Il y a encore Benjamin (Hubert Proulx), le frère également acteur, qui se plaint d’être « invisible » aux yeux de la critique comme de sa propre famille. Alors que le premier tableau se met en place, l’auteur interrompt le tout, insatisfait, commente et corrige des répliques, les réattribue, et les interprètes reprennent, rejouant un passage. Le procédé, plaisant au premier abord, ralentira l’action par moments. Puis, apparaît la maison… le premier étage glissant sur des rails, puis le second descendant des cintres… ingénieux dispositif qui créera une image séduisante. Arrive enfin Claire, la star, avec à son bras Christian (Mikhaïl Ahooja), un critique de théâtre qui n’est pas vraiment le bienvenu…

Notre dramaturge plus fameux© Yves Renaud

Famille, je te hais?

Il y aurait beaucoup à dire sur ce spectacle, qui multiplie les niveaux d’interactions, les mises en abyme et les références aux univers de Tchekhov et de Tremblay. Il y a, d’un côté, Jean-Marc, qui, vieillissant, se trouve en proie au doute sur sa pertinence d’auteur, sa peur d’être dépassé, alors que le personnage d’Henri Chassé, Benoît, a cessé d’écrire après la mauvaise réception de sa dernière pièce. Notamment par ce jeune critique, amouraché, contre toute attente, de sa sœur Claire – « Une actrice ne couche pas avec un critique de théâtre! » –, personnage insuffisamment développé, dont la présence n’est certes pas l’enjeu du drame. D’ailleurs, est-ce un drame? Tchekhov disait que ses pièces étaient des comédies…

Bien sûr, il y a de l’humour ici, Michel Tremblay est un maître du dialogue et plusieurs répliques sont parfaitement punchées. Les interprètes, dont certain·es sont effectivement issu·es de familles d’artistes, ont tous et toutes de bons morceaux, et pourtant, malgré le jeu solide – le metteur en scène, Serge Denoncourt, démontre encore une fois son savoir-faire –, chaque personnage ne semble montrer que sa face sombre, désagréable, frustrée et rageuse. Leur jalousie réciproque, leur hargne laissent peu deviner un attachement qui devrait leur être commun, et la sensibilité que tout·e artiste devrait porter en lui ou en elle. Comme si l’auteur avait manqué d’amour, de tendresse envers ses personnages… ou avait eu trop de doute envers lui-même…

Cher Tchekhov

Texte : Michel Tremblay. Mise en scène : Serge Denoncourt. Décor : Guillaume Lord. Costumes : Sylvain Genois. Éclairages : Martin Labrecque. Musique originale : Laurier Rajotte. Maquillages et coiffures : Amélie Bruneau-Longpré. Accessoires : Julie Measroch. Assistance à la mise en scène : Marie-Christine Martel. Avec Mikhaïl Ahooja, Anne-Marie Cadieux, Henri Chassé, Maude Guérin, Patrick Hivon, Hubert Proulx, Gilles Renaud et Isabelle Vincent. Une production du Théâtre du Nouveau Monde, présentée au TNM jusqu’au 28 mai 2022.