Dans un drapé de toile de plastique blanc, un melon d’eau écrasé fait tache. Ici se concentrent les regards et la tension, déjà. Elles sont deux, dans ce décor délavé, à multiplier les voix : victimes, témoins, policiers, policières, travailleuses sociales et paramédicales, urgentistes. L’agression violente suivie d’un viol au bord d’une ruelle, en plein hiver, nous est racontée par les autres, des témoins aux thérapeutes. À travers ces morceaux de texte, des phrases brèves, hachurées, percutantes comme des coups de poignard, nous nous immisçons dans la douleur de la jeune fille. Comment supporter la terreur, comment survivre à cette attaque féroce, gratuite, destructrice ? Et surtout comment rendre compte de l’indicible, au-delà du fait divers ?
La Nuit du 4 au 5, puissant texte de Rachel Graton, qui a reçu le prix Gratien-Gélinas en 2017, c’est le parcours de la victime. Celle-ci, disloquée, abandonnée au bord de la mort, reste emprisonnée dans ce moment charnière où la raison abdique. Elle est brisée, inapte à raconter son propre drame. C’est donc par la voix des autres que nous parviendrons à refaire surface avec elle et, partant, avec toutes les victimes de violences sexuelles.
Revivre l’expérience dans son corps
Contrairement aux versions antérieures de cette pièce, la metteure en scène Auréliane Macé répartit les répliques entre deux comédiennes seulement : Lauren Hartley et Lauriane Charbonneau. Le troisième protagoniste, avec une grande puissance symbolique, issu de l’imagination de Macé et du collectif, est incarné par ces toiles blanches, diaphanes, qui viennent ponctuer chacun des six tableaux, marquant ainsi la trame psychologique de la victime. Situé de part et d’autre de cette scène dynamique, le public se fait face dans sa posture usuelle de voyeur. Pendant que Hartley porte la voix des voisin·es de ruelle, Charbonneau, à corps perdu, s’acharne sur le melon éclaté, l’ingurgite, l’écrase, s’inonde de son jus, le regard fou. Puis les toiles de la salle d’urgence s’animent, se referment, viennent obstruer l’espace en le scindant en deux, isolant ainsi les comédiennes chacune dans sa zone respective avec une partie du public. Celles-ci circulent en pratiquant des ouvertures, dévoilant un sous-sol, etc.
Cet espace blanc, murs, plafond et sol, devient l’écran des projections de radiographies prises à l’hôpital, d’images du corps lacéré, de bribes de texte… La scénographie ainsi manipulée plonge l’auditoire dans l’expérience même de la victime : l’agression, les premiers et premières intervenant·es, les médecins, la police. Tout s’agite, s’inquiète et s’anime autour d’elle, alors que son cerveau se liquéfie et qu’elle s’enferme dans un état de torpeur, le regard sur le réel brouillé. Ce même regard que l’enfermement visuel créé par les murs diaphanes provoque chez les spectateurs et les spectatrices.
Charbonneau et Hartley portent le drame dans leur corps même, illustrant par leur enveloppe charnelle leurs rôles respectifs. Le corps filiforme de la seconde, vêtu d’une salopette qui estompe tout dimorphisme sexuel, représente des ensembles anonymes (voisinage, corps de police, ambulanciers et ambulancières, etc.). Alors que le corps généreux de la première contient à la fois toutes les promesses du plaisir et toutes les souffrances emmagasinées de la violence aveugle, la bouche « pleine d’odeurs de sexe » et de « junk food ».
En optant pour une approche performative, Macé déplace le texte de la parole vers le corps. Le public est ainsi invité à une expérience sensorielle qui dépasse la narration pour éprouver l’horreur en direct. Les tressaillements, les regards obliques, les oreilles bouchées chez les spectateurs et spectatrices en témoignaient bien le soir de la première.
De la descente aux enfers, en passant par le purgatoire de la vie quotidienne éviscérée – à l’exemple d’un Noël perçu à travers le filtre de la mort cérébrale – jusqu’aux stratégies visant à retrouver la vie, La Nuit du 4 au 5 est un incontournable outil de réflexion sur la violence et les agressions sexuelles comme mécanisme de délitement individuel et social. Il faut courir voir cette remarquable production d’une équipe expressément féminine et féministe (à deux exceptions près), pour en exclure toute vision masculine, dixit Macé. L’empathie et la sensibilité du public, hommes et femmes confondu·es, n’en sont pas moins exacerbées.
Texte : Rachel Graton. Mise en scène : Auréliane Macé. Assistance à la mise en scène : Aube Forest-Dion. Coordination de production : Marie Tan. Direction technique : Kelly-Ann Tremblay. Soutien artistique au travail corporel et au mouvement : Alice Vermandele. Conception des décors, costumes, accessoires, trame sonone et éclairages : Sarah-Anne Arseneault, Aube Forest-Dion, Dillon Hatcher, Rébecca Marois, David Mendoza Hélaine et Natália Soldera. Avec Lauriane Charbonneau et Lauren Hartley. Une production du Théâtre de l’Impie, présentée au Théâtre Premier acte jusqu’au 21 mai 2022.
Night From The 4th to the 5th : La violence en noir et blanc.
En une étrange synchronicité, le Talisman Theatre présente une version anglaise de la pièce de Graton. Diffusée en ligne seulement, la mise en scène d’Isabelle Bartkowiak, frontale bien sûr, s’appuie sur un chœur de deux comédiens et trois comédiennes. Ainsi, les regards sont amplifiés dans leurs discordances et leurs interprétations de l’événement. D’abord placé·es dans un espace vide, les protagonistes apparaîtront progressivement dans des décors plus réalistes, ponctués par des accessoires, puis dans l’environnement exact où les choses se sont produites.
Du déroulement du viol, raconté par des tiers et donc forcément désincarné, à la lente reprise de parole de la victime, l’univers mental perturbé de la jeune fille retrouve ses repères, et elle peut finalement réintégrer les lieux de sa vie : la rue, les parcs, les trajets dans la ville.
Les subtilités du noir et blanc magnifiées par un éclairage d’une remarquable précision apportent aux interprètes une présence prégnante, plus vraie que nature. Le texte trouve ainsi toute sa force et vient solliciter notre intellect. En ce sens, les deux versions proposent des pièces radicalement différentes. Ce que Night from the 4th to the 5th donne à reconstruire mentalement, La Nuit du 4 au 5 l’offre comme expérience sensorielle et psychologique. Mais, paradoxalement, il n’y a ni trahison ni réduction du texte. Seulement deux manières de composer avec la violence en général et la violence faite aux femmes en particulier. Dans les deux cas, cela reste comme une fatalité, une menace toujours présente qui imprègne profondément la société où nous vivons.
Texte : Rachel Graton. Traduction : Katherine Turnbull. Dramaturgie : Alexis Diamond. Mise en scène : Isabelle Bartkowiak. Direction visuelle : Para-Dime Productions. Régie : Birdie Gregor. Concept sonore : Raphael Leveillé. Décors et accessoires : Zoe Roux. Costumes : Maryanna Chan. Avec Victoria Barkoff, Nahka Bertrand, Brian Dooley, Birdie Gregor et Duy Nguyen. Une production de Talisman Theatre offerte en webdiffusion jusqu’au 29 mai 2022.
Dans un drapé de toile de plastique blanc, un melon d’eau écrasé fait tache. Ici se concentrent les regards et la tension, déjà. Elles sont deux, dans ce décor délavé, à multiplier les voix : victimes, témoins, policiers, policières, travailleuses sociales et paramédicales, urgentistes. L’agression violente suivie d’un viol au bord d’une ruelle, en plein hiver, nous est racontée par les autres, des témoins aux thérapeutes. À travers ces morceaux de texte, des phrases brèves, hachurées, percutantes comme des coups de poignard, nous nous immisçons dans la douleur de la jeune fille. Comment supporter la terreur, comment survivre à cette attaque féroce, gratuite, destructrice ? Et surtout comment rendre compte de l’indicible, au-delà du fait divers ?
La Nuit du 4 au 5, puissant texte de Rachel Graton, qui a reçu le prix Gratien-Gélinas en 2017, c’est le parcours de la victime. Celle-ci, disloquée, abandonnée au bord de la mort, reste emprisonnée dans ce moment charnière où la raison abdique. Elle est brisée, inapte à raconter son propre drame. C’est donc par la voix des autres que nous parviendrons à refaire surface avec elle et, partant, avec toutes les victimes de violences sexuelles.
Revivre l’expérience dans son corps
Contrairement aux versions antérieures de cette pièce, la metteure en scène Auréliane Macé répartit les répliques entre deux comédiennes seulement : Lauren Hartley et Lauriane Charbonneau. Le troisième protagoniste, avec une grande puissance symbolique, issu de l’imagination de Macé et du collectif, est incarné par ces toiles blanches, diaphanes, qui viennent ponctuer chacun des six tableaux, marquant ainsi la trame psychologique de la victime. Situé de part et d’autre de cette scène dynamique, le public se fait face dans sa posture usuelle de voyeur. Pendant que Hartley porte la voix des voisin·es de ruelle, Charbonneau, à corps perdu, s’acharne sur le melon éclaté, l’ingurgite, l’écrase, s’inonde de son jus, le regard fou. Puis les toiles de la salle d’urgence s’animent, se referment, viennent obstruer l’espace en le scindant en deux, isolant ainsi les comédiennes chacune dans sa zone respective avec une partie du public. Celles-ci circulent en pratiquant des ouvertures, dévoilant un sous-sol, etc.
Cet espace blanc, murs, plafond et sol, devient l’écran des projections de radiographies prises à l’hôpital, d’images du corps lacéré, de bribes de texte… La scénographie ainsi manipulée plonge l’auditoire dans l’expérience même de la victime : l’agression, les premiers et premières intervenant·es, les médecins, la police. Tout s’agite, s’inquiète et s’anime autour d’elle, alors que son cerveau se liquéfie et qu’elle s’enferme dans un état de torpeur, le regard sur le réel brouillé. Ce même regard que l’enfermement visuel créé par les murs diaphanes provoque chez les spectateurs et les spectatrices.
Charbonneau et Hartley portent le drame dans leur corps même, illustrant par leur enveloppe charnelle leurs rôles respectifs. Le corps filiforme de la seconde, vêtu d’une salopette qui estompe tout dimorphisme sexuel, représente des ensembles anonymes (voisinage, corps de police, ambulanciers et ambulancières, etc.). Alors que le corps généreux de la première contient à la fois toutes les promesses du plaisir et toutes les souffrances emmagasinées de la violence aveugle, la bouche « pleine d’odeurs de sexe » et de « junk food ».
En optant pour une approche performative, Macé déplace le texte de la parole vers le corps. Le public est ainsi invité à une expérience sensorielle qui dépasse la narration pour éprouver l’horreur en direct. Les tressaillements, les regards obliques, les oreilles bouchées chez les spectateurs et spectatrices en témoignaient bien le soir de la première.
De la descente aux enfers, en passant par le purgatoire de la vie quotidienne éviscérée – à l’exemple d’un Noël perçu à travers le filtre de la mort cérébrale – jusqu’aux stratégies visant à retrouver la vie, La Nuit du 4 au 5 est un incontournable outil de réflexion sur la violence et les agressions sexuelles comme mécanisme de délitement individuel et social. Il faut courir voir cette remarquable production d’une équipe expressément féminine et féministe (à deux exceptions près), pour en exclure toute vision masculine, dixit Macé. L’empathie et la sensibilité du public, hommes et femmes confondu·es, n’en sont pas moins exacerbées.
La Nuit du 4 au 5
Texte : Rachel Graton. Mise en scène : Auréliane Macé. Assistance à la mise en scène : Aube Forest-Dion. Coordination de production : Marie Tan. Direction technique : Kelly-Ann Tremblay. Soutien artistique au travail corporel et au mouvement : Alice Vermandele. Conception des décors, costumes, accessoires, trame sonone et éclairages : Sarah-Anne Arseneault, Aube Forest-Dion, Dillon Hatcher, Rébecca Marois, David Mendoza Hélaine et Natália Soldera. Avec Lauriane Charbonneau et Lauren Hartley. Une production du Théâtre de l’Impie, présentée au Théâtre Premier acte jusqu’au 21 mai 2022.
Night From The 4th to the 5th : La violence en noir et blanc.
En une étrange synchronicité, le Talisman Theatre présente une version anglaise de la pièce de Graton. Diffusée en ligne seulement, la mise en scène d’Isabelle Bartkowiak, frontale bien sûr, s’appuie sur un chœur de deux comédiens et trois comédiennes. Ainsi, les regards sont amplifiés dans leurs discordances et leurs interprétations de l’événement. D’abord placé·es dans un espace vide, les protagonistes apparaîtront progressivement dans des décors plus réalistes, ponctués par des accessoires, puis dans l’environnement exact où les choses se sont produites.
Du déroulement du viol, raconté par des tiers et donc forcément désincarné, à la lente reprise de parole de la victime, l’univers mental perturbé de la jeune fille retrouve ses repères, et elle peut finalement réintégrer les lieux de sa vie : la rue, les parcs, les trajets dans la ville.
Les subtilités du noir et blanc magnifiées par un éclairage d’une remarquable précision apportent aux interprètes une présence prégnante, plus vraie que nature. Le texte trouve ainsi toute sa force et vient solliciter notre intellect. En ce sens, les deux versions proposent des pièces radicalement différentes. Ce que Night from the 4th to the 5th donne à reconstruire mentalement, La Nuit du 4 au 5 l’offre comme expérience sensorielle et psychologique. Mais, paradoxalement, il n’y a ni trahison ni réduction du texte. Seulement deux manières de composer avec la violence en général et la violence faite aux femmes en particulier. Dans les deux cas, cela reste comme une fatalité, une menace toujours présente qui imprègne profondément la société où nous vivons.
Night from the 4th to the 5th
Texte : Rachel Graton. Traduction : Katherine Turnbull. Dramaturgie : Alexis Diamond. Mise en scène : Isabelle Bartkowiak. Direction visuelle : Para-Dime Productions. Régie : Birdie Gregor. Concept sonore : Raphael Leveillé. Décors et accessoires : Zoe Roux. Costumes : Maryanna Chan. Avec Victoria Barkoff, Nahka Bertrand, Brian Dooley, Birdie Gregor et Duy Nguyen. Une production de Talisman Theatre offerte en webdiffusion jusqu’au 29 mai 2022.