Critiques

High Bed Lower Castle : Nos mythes altérés

© Do Phan Hoi

La performance aussi intrigante que perturbante d’Ellen Furey et Malik Nashad Sharpe, dans leur tout dernier spectacle, est une invitation à pénétrer dans une autre dimension. Pour cette seconde collaboration, Furey et Sharpe, qui avaient créé et présenté en 2018 SOFTLAMP.autonomies, proposent une fois encore un projet fort audacieux, dont la réussite réside dans ce qui demeure, pour les spectatrices et spectateurs, insaisissable. High Bed Lower Castle procède de la rencontre improbable des registres classique et populaire, des cultures anciennes et contemporaines, et de l’intuition certaine des deux artistes pour ce qui fonde les fantasmes de création et de fin du monde.

Campant la dualité originelle que leurs deux corps viennent tester, embrasser ou compromettre, Furey et Sharpe investissent les zones de contradiction et d’harmonie, poussant à bout, pour l’épuiser ou bien la transcender, la logique du deux. Leur style décalé repose ainsi sur leur singularité et leur différence réunies, qui s’éprouvent selon un rythme paradoxal, lequel fait coexister en une même scène les temps lent et accéléré, la distance et la proximité, faisant que nous vivons, au moment de la représentation, comme au cœur d’une énigme.

© Do Phan Hoi

Si le titre de ce spectacle fait déjà rêver, la performance met en action la mécanique narrative même des rêves, des cauchemars et des mythologies qui traversent les époques et les temps, ceux de l’histoire et de l’intimité. Les mouvements des corps, calculés autant dans leur discrétion que dans leur envergure, ne révèlent rien d’une vérité ou d’un récit absolu à saisir et à maîtriser. High Bed Lower Castle prend le parti du mystère autour duquel les corps évoluent, s’attirent, entrent en collision. Il prend le risque du virtuel, de l’imaginaire et de l’inquiétude qui proviennent nécessairement d’un chaos fondateur ; fouillis duquel émerge le sens d’une vie à laquelle nous tentons, à répétition, de donner forme.

La séquence est ici le motif qui travaille avec ingéniosité tout le spectacle. Les numéros se succèdent comme les chapitres d’un livre. L’échantillonnage musical éclectique exploite les effets de confusion, de nervosité, de ravissement ou encore de nostalgie. Les costumes, rapiécés et bricolés selon une esthétique postpunk, sont revêtus et retirés en un striptease habilement déconstruit. Les projections colorées, oniriques et fugaces troublent notre vision et nos sens. À la manière des enfants qui inventent tout un royaume avec les objets les plus banals, les décors et les accessoires servent les fantasmes, grands et petits, que nous nous élaborons à partir des bribes et des lacunes qui parsèment le réel. Car s’il est une seule évidence que l’on peut retirer de cette œuvre, c’est que le sacré est une affaire de récits et de gestes répétés, ritualisés, qui passent et se transmettent d’un corps à un autre.

High Bed Lower Castle 

Chorégraphie et interprétation : Ellen Furey et Malik Nashad Sharpe. Regard extérieur : Hanako Hoshimi-Caines et Dana Michel. Lumières : Paul Chambers. Scénographie : Fruzsina Lanyi. Costumes : Malik Nashad Sharpe. Musique : Thomas Gill, Purpose Code & Tony One, Philippe Melanson, coolhint (2015), Ben Furey, Sentinel /Sarah Wong, Romance et Christopher Willes. Direction des répétitions : Sophie Corriveau.  Une coproduction du Festival TransAmériques, de DLD – Daniel Léveillé Danse, du Centre Chorégraphique national de Caen en Normandie , de Dance4 (Nottingham), de La Chapelle Scènes Contemporaines, de Gessnerallee (Zurich) et d’Impulstanz (Vienne), présentée à La Chapelle Scènes Contemporaines à l’occasion du Festival TransAmériques jusqu’au 1er juin 2022.

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À propos de

Laurence Pelletier enseigne la littérature et les études de genre au cégep et à l’université. Elle est également critique littéraire et culturelle et collabore depuis plusieurs années aux revues Spirale, Lettres québécoises et Moebius.