En février 2021, pandémie oblige, le Prologue au Roman de monsieur de Molière, donné en webdiffusion et constitué de scènes parsemées d’interviews des membres de l’équipe de création, était prometteur. La production offerte sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde ne déçoit pas, répond aux attentes les plus exigeantes. Voici une fête théâtrale de haut niveau, où de nombreux talents se sont unis pour faire naître un spectacle drôle, piquant, réjouissant et à la fois profond, engagé, actuel. Il faut dire qu’il y avait là une matière riche à exploiter, ce que le dramaturge Louis-Dominique Lavigne a fait avec brio, y ajoutant une touche personnelle remarquable.
L’écrivain russe né en Ukraine Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) – célèbre pour son chef-d’œuvre Le Maître et Marguerite – a écrit Le Roman de monsieur de Molière en 1932-1933, mais, persécuté, interdit de publication sous l’ère soviétique, il n’aura pas vu son originale biographie du grand Molière publiée de son vivant (elle paraîtra en 1966), pas plus que ses autres livres. Il y raconte le génie créatif de Jean-Baptiste Poquelin en mettant l’accent sur son combat incessant pour s’imposer contre toutes les censures. Car Molière, on le sait, a pourfendu, sa vie durant, tout ce qui comptait dans la haute société de son temps : marquis et précieuses des salons littéraires, ecclésiastiques, médecins, bourgeois·es et courtisan·es… et a dû faire appel à de puissants protecteurs, ultimement au roi Louis XIV, pour pouvoir exercer son art.
L’adaptation libre qu’en signe Lavigne, augmentée de la présence sur scène de Boulgakov lui-même (sous les traits de Jean-François Casabonne), dont il tire un parallèle intéressant avec le sujet de son roman, relate des moments marquants de la vie tumultueuse de l’auteur des Précieuses ridicules, du Tartuffe, des Femmes savantes, de Dom Juan… pièces qui, toutes, furent objet de scandale. De sa naissance – une première scène amusante où le romancier s’adresse à la sage-femme pour l’enjoindre à prendre soin du futur génie –, de sa découverte du théâtre et l’annonce à son père tapissier qu’il ne suivra pas ses traces, de sa rencontre avec Madeleine Béjart – son véritable amour –, de son dur apprentissage du métier d’acteur à la révélation de sa vocation d’écrivain comique, jusqu’à sa mort dans d’affreuses souffrances, alors qu’il est pris de délire, la représentation captive, feu roulant bien réglé.
Une époque épique
Les scènes, toutes réussies, nous révèlent un Molière passionné, vif, à la gestuelle un peu carrée, saccadée, qui se courbera peu à peu, le personnage étant progressivement atteint par la maladie comme par les tourments surgissant sur son chemin. Éric Robidoux donne à ce rôle une part d’insaisissable, composant un être à la fois lumineux et de plus en plus sombre. Il est appuyé par une distribution éclatante, où brillent les Jean Marchand (en père Poquelin, puis en Pierre Corneille à perruque hautaine), Karine Gonthier-Hyndman (en Mademoiselle du Parc, la comédienne qui trahira Molière pour Racine), Philippe Thibault-Denis (en frère du roi extravagant, puis en Jean Racine), Rachel Graton et Juliette Gosselin (qui incarnent Madeleine et Armande Béjart, dont la différence d’âge pourrait être plus marquée, l’une étant vraisemblablement la fille de l’autre), Benoît Drouin-Germain (en Jean de La Fontaine, ivre en permanence), et j’en passe.
La metteure en scène, Lorraine Pintal, a misé sur la force du jeu et sur toutes ses nuances et variantes pour magnifier cet hommage à l’art théâtral. Molière en tragique y est… hilarant ! Le passage à la farce pour séduire le roi – joué avec aplomb et une simplicité bienvenue par Simon Beaulé-Bulman – fait naître la fête, les rires jaillissent, sur scène comme dans la salle. Mais peu à peu, les choses s’assombrissent. Le narrateur Boulgakov (excellent Casabonne, digne et révolté), après un appel senti à Staline, dénonce la censure sous toutes ses formes, son discours réverbérant les échanges entre les grands esprits du 17e siècle : Corneille, Racine, La Fontaine et Molière. « Le théâtre doit se moquer de tout le monde », concluent ceux-ci, sentence à être encore entendue.
Les échos actuels de la pièce sont à peine évoqués, mais portent pourtant. La scénographie, toute en cadres dénudés, en toiles superposées qui montent et descendent, cachant et dévoilant les coulisses, le fond de scène, les échafaudages et les projecteurs, montre sans façon la machinerie théâtrale. Les coiffures, les costumes, stylisés, mélangent éléments d’époque et modernité. Les musiques de Jorane, présente sur scène avec son violoncelle, envoûtent, enchantent. On rit, on s’émeut, on se laisse charmer par la fête. Une réserve : tout va trop vite, on en aurait pris une heure de plus, tant l’œuvre est foisonnante… Pas de quoi bouder son plaisir !
Texte : adaptation libre du roman de Mikhaïl Boulgakov par Louis-Dominique Lavigne. Mise en scène : Lorraine Pintal. Décor : Pierre-Étienne Locas. Costumes : Marc Senécal. Éclairages : Martin Sirois. Musique originale : Jorane. Accessoires : Marie-Eve Pelletier. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Perruques : Rachel Tremblay. Coiffures : Marc-André Lessard. Assistance à la mise en scène et régie : Bethzaïda Thomas. Avec Simon Beaulé-Bulman, Jean-François Casabonne, Lyndz Dantiste, Sébastien Dodge, Benoît Drouin-Germain, Karine Gonthier-Hyndman, Juliette Gosselin, Rachel Graton, Jorane, Brigitte Lafleur, Jean Marchand, Éric Robidoux et Philippe Thibault-Denis. Une production du Théâtre du Nouveau Monde, présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 3 décembre 2022.
En février 2021, pandémie oblige, le Prologue au Roman de monsieur de Molière, donné en webdiffusion et constitué de scènes parsemées d’interviews des membres de l’équipe de création, était prometteur. La production offerte sur la scène du Théâtre du Nouveau Monde ne déçoit pas, répond aux attentes les plus exigeantes. Voici une fête théâtrale de haut niveau, où de nombreux talents se sont unis pour faire naître un spectacle drôle, piquant, réjouissant et à la fois profond, engagé, actuel. Il faut dire qu’il y avait là une matière riche à exploiter, ce que le dramaturge Louis-Dominique Lavigne a fait avec brio, y ajoutant une touche personnelle remarquable.
L’écrivain russe né en Ukraine Mikhaïl Boulgakov (1891-1940) – célèbre pour son chef-d’œuvre Le Maître et Marguerite – a écrit Le Roman de monsieur de Molière en 1932-1933, mais, persécuté, interdit de publication sous l’ère soviétique, il n’aura pas vu son originale biographie du grand Molière publiée de son vivant (elle paraîtra en 1966), pas plus que ses autres livres. Il y raconte le génie créatif de Jean-Baptiste Poquelin en mettant l’accent sur son combat incessant pour s’imposer contre toutes les censures. Car Molière, on le sait, a pourfendu, sa vie durant, tout ce qui comptait dans la haute société de son temps : marquis et précieuses des salons littéraires, ecclésiastiques, médecins, bourgeois·es et courtisan·es… et a dû faire appel à de puissants protecteurs, ultimement au roi Louis XIV, pour pouvoir exercer son art.
L’adaptation libre qu’en signe Lavigne, augmentée de la présence sur scène de Boulgakov lui-même (sous les traits de Jean-François Casabonne), dont il tire un parallèle intéressant avec le sujet de son roman, relate des moments marquants de la vie tumultueuse de l’auteur des Précieuses ridicules, du Tartuffe, des Femmes savantes, de Dom Juan… pièces qui, toutes, furent objet de scandale. De sa naissance – une première scène amusante où le romancier s’adresse à la sage-femme pour l’enjoindre à prendre soin du futur génie –, de sa découverte du théâtre et l’annonce à son père tapissier qu’il ne suivra pas ses traces, de sa rencontre avec Madeleine Béjart – son véritable amour –, de son dur apprentissage du métier d’acteur à la révélation de sa vocation d’écrivain comique, jusqu’à sa mort dans d’affreuses souffrances, alors qu’il est pris de délire, la représentation captive, feu roulant bien réglé.
Une époque épique
Les scènes, toutes réussies, nous révèlent un Molière passionné, vif, à la gestuelle un peu carrée, saccadée, qui se courbera peu à peu, le personnage étant progressivement atteint par la maladie comme par les tourments surgissant sur son chemin. Éric Robidoux donne à ce rôle une part d’insaisissable, composant un être à la fois lumineux et de plus en plus sombre. Il est appuyé par une distribution éclatante, où brillent les Jean Marchand (en père Poquelin, puis en Pierre Corneille à perruque hautaine), Karine Gonthier-Hyndman (en Mademoiselle du Parc, la comédienne qui trahira Molière pour Racine), Philippe Thibault-Denis (en frère du roi extravagant, puis en Jean Racine), Rachel Graton et Juliette Gosselin (qui incarnent Madeleine et Armande Béjart, dont la différence d’âge pourrait être plus marquée, l’une étant vraisemblablement la fille de l’autre), Benoît Drouin-Germain (en Jean de La Fontaine, ivre en permanence), et j’en passe.
La metteure en scène, Lorraine Pintal, a misé sur la force du jeu et sur toutes ses nuances et variantes pour magnifier cet hommage à l’art théâtral. Molière en tragique y est… hilarant ! Le passage à la farce pour séduire le roi – joué avec aplomb et une simplicité bienvenue par Simon Beaulé-Bulman – fait naître la fête, les rires jaillissent, sur scène comme dans la salle. Mais peu à peu, les choses s’assombrissent. Le narrateur Boulgakov (excellent Casabonne, digne et révolté), après un appel senti à Staline, dénonce la censure sous toutes ses formes, son discours réverbérant les échanges entre les grands esprits du 17e siècle : Corneille, Racine, La Fontaine et Molière. « Le théâtre doit se moquer de tout le monde », concluent ceux-ci, sentence à être encore entendue.
Les échos actuels de la pièce sont à peine évoqués, mais portent pourtant. La scénographie, toute en cadres dénudés, en toiles superposées qui montent et descendent, cachant et dévoilant les coulisses, le fond de scène, les échafaudages et les projecteurs, montre sans façon la machinerie théâtrale. Les coiffures, les costumes, stylisés, mélangent éléments d’époque et modernité. Les musiques de Jorane, présente sur scène avec son violoncelle, envoûtent, enchantent. On rit, on s’émeut, on se laisse charmer par la fête. Une réserve : tout va trop vite, on en aurait pris une heure de plus, tant l’œuvre est foisonnante… Pas de quoi bouder son plaisir !
Le roman de monsieur de Molière
Texte : adaptation libre du roman de Mikhaïl Boulgakov par Louis-Dominique Lavigne. Mise en scène : Lorraine Pintal. Décor : Pierre-Étienne Locas. Costumes : Marc Senécal. Éclairages : Martin Sirois. Musique originale : Jorane. Accessoires : Marie-Eve Pelletier. Maquillages : Jacques-Lee Pelletier. Perruques : Rachel Tremblay. Coiffures : Marc-André Lessard. Assistance à la mise en scène et régie : Bethzaïda Thomas. Avec Simon Beaulé-Bulman, Jean-François Casabonne, Lyndz Dantiste, Sébastien Dodge, Benoît Drouin-Germain, Karine Gonthier-Hyndman, Juliette Gosselin, Rachel Graton, Jorane, Brigitte Lafleur, Jean Marchand, Éric Robidoux et Philippe Thibault-Denis. Une production du Théâtre du Nouveau Monde, présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 3 décembre 2022.