Opinion

Les théâtres n’ont pas besoin d’art – autopsie d’un mensonge

© Hugo Fréjabise

Pour fêter sa 50e saison, le théâtre Duceppe diffuse en ouverture des représentations de petits courts-métrages (des publicités) relatant l’histoire du théâtre afin de se rendre compte de « ce qui a fait de Duceppe un théâtre engagé, pertinent, de son temps et proche des gens ». En marge du spectacle Gaz Bar Blues, le théâtre diffuse sa troisième publicité, intitulée « Les inégalités socioéconomiques ».

le théâtre est pervers

« Le cinéma et le théâtre se nourrissent et se divertissent de la précarité, ils permettent aux bourgeois de nous mater par le trou de serrure sans avoir à prendre le risque d’exister, tout en donnant l’illusion aux shlags d’être reconnus. » (Laurène Marx, post Facebook, 16 janvier 2023)

le théâtre (n’)est (pas) un art populaire

Nous aimons tant nous dire, nous raconter, nous faire croire que le théâtre est d’essence populaire – une espèce de vieille épitaphe qui daterait du temps de Molière, un « pour le peuple et par le peuple » qu’on se passe de génération en génération, un mantra qu’on enseigne à nos successeur·es, une sorte de nature du théâtre, un ADN, une tache de naissance. Une phrase comme « le théâtre est populaire » est une proposition aussi aléatoire et bancale que « démocratie participative », ou « égalité des chances », ou « croissance verte ». Une chimère. Un toutou qu’on aimerait animer des plus belles intentions mais en fait, plus sérieusement, un vieux linge bourré de mousse bon marché.

Dans S’adresser à tous, Diane Scott travaille bien cette idée, ce cliché, du théâtre populaire et soulève qu’il est possible que l’origine du théâtre comme populaire soit très discutable, et qu’il y ait beaucoup à parier qu’elle soit inventée, qui plus est une invention bourgeoise : « Les anthropologues du théâtre confirment cet impossible à montrer : ce qui se donne pour populaire dans le théâtre, en particulier les dites figures du théâtre populaire – les types du valet, du paysan, de la servante –, sont des inventions des théâtres citadins bourgeois. » (Diane Scott, S’adresser à tous, Théâtre et industrie culturelle, Les Prairies Ordinaires, 2021). Elle cite Élie Konigson à propos : « Il faut là se faire une raison. Le personnage populaire est d’abord une invention de ceux qui ont les moyens de le camper. » (Élie Konigson, « Avant-propos », dans É. Konigson (dir.), Figures théâtrales du peuple, éditions du CNRS, 1985)

les bourgeois aiment se la jouer pro-prolétaires
(tant que la lutte des classes se joue au théâtre)

La publicité du Duceppe « Les inégalités socioéconomiques », s’ouvre sur : « Jean Duceppe venait d’un milieu populaire et il a toujours eu à cœur le sort de la classe ouvrière » et de poursuivre : « Cette volonté d’inclure les groupes moins fortunés autant sur scène que dans le public est encore bien vivante dans l’ADN de la compagnie. » Et là, litanie pendant quatre longues minutes sur le « peuple » « au » « théâtre ».

On convoque d’abord Jean-Philippe Pleau, « sociologue et animateur de radio », pour plugger laborieusement les sempiternels poncifs sur le théâtre (genre : « le théâtre est une manière de dire le monde ») et pour finir par citer une « fabuleuse ligne » d’Édouard Louis (le transfuge de classe le plus notoire et mondain, donc le seul qui ait eu une chance d’atterrir dans la bibliothèque du sociologue) : « Si le théâtre est seulement un divertissement pour bourgeois, ça m’intéresse pas. »

On enchaîne avec Maude Guerin, qui « s’est impliquée beaucoup dans des personnages qui viennent de milieux difficiles » (l’expression est de l’actrice). Elle termine en disant qu’il est « important de voyager entre les classes sociales ». L’expression est quand même magnifique : voyager entre les classes sociales. Il y a presque quelque chose de nostalgique, on pense à ces merveilleux films italiens des années 60, déjà on prépare ses petites valises pour embarquer, voyagement en classe sociale.

Et le théâtre, si fier, obèse de son orgueil, cocaïné à ses belles vertus, confond montrer et parler de – ses deux axes qui le tiennent debout depuis qu’un·e Athénien·ne s’est dressé·e sur l’autel de Dionysos au 6e siècle avant notre ère.

On se rappelle la phrase d’Élie Kinigson : « Le personnage populaire est d’abord une invention de ceux qui ont les moyens de le camper. »

au théâtre comme au zoo

Et si le Duceppe montre les « classes populaires », il les montre comme le ferait un montreur d’ours ; et comme si le montreur d’ours osait dire : « Voici la vie sauvage au bout de ma laisse. » Le Duceppe montre le populaire comme un zoo (les PNL ont raison d’appeler leur cité le « zoo », c’est ça qu’on veut voir en voyage : un zoo), comme une téléréalité, comme n’importe quelle mise en scène spectaculaire où ce n’est plus montrer qui intéresse mais se faire voir ; et se faire voir en train de montrer.

Montrer le peuple est bankable sur nos planches bourgeoises. Dans la saison 2021-2022, le TNM présentait Un ennemi du peuple, donnant une image du peuple terrible : un peuple caricaturé pêle-mêle par des chanteurs de Marseillaise sans l’oreille absolue, des antivax débiles débilisé·es, un vieux soûlard sacrant, des gens lançant des « oh » et des « ah » cacophoniques – le peuple, quoi ! Au théâtre, sur les grands plateaux, c’est ça le peuple : un brouhaha abscons, un vieux torché et un remix de la Marseillaise pour trompette désaccordée.

Le peuple, ce n’est pas quelqu’un qu’on veut entendre pour vrai, c’est un truc qu’on montre, qu’on exhibe. Au théâtre, sur nos grands plateaux, le peuple, c’est du kitch – exactement comme l’écrit Edward Bond : « le kitch de la société mercantile ». (Edward Bond, Commentaire sur les Pièces de guerre et le paradoxe de la paix (trad. Georges Bas), L’Arche, 1994)

Ainsi, quand en prologue le Duceppe dit qu’il parle du peuple, ne dit-il rien d’autre que le peuple est une belle toile de fond pour sortir un mardi soir et aller admirer le bon spectacle populaire – celui surtout qui nous rappelle que nous ne sommes pas, nous, du populaire. On va au théâtre comme on va au musée – et on sait avec Bourdieu que le musée « est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n’y vont pas. » (Pierre Bourdieu, Musées d’aujourd’hui et de demain, Archive INA-Radio France, 1972).

l’institution théâtrale : guerre déclarée au théâtre

Le plus grave dans cette histoire, et le plus triste aussi, c’est que lorsque Duceppe se place comme la place qui abolie les frontières des classes sociales (il y a quand même dans la publicité cette phrase incroyable : « Duceppe a fait voyager son public pour dénoncer les injustices socioéconomiques et souligner le courage et la dignité de ceux et celles qui y font face. »), c’est qu’il confirme son rôle d’institution dominante et donc d’institution qui « corrompt la société ». (Bond, op. cit.)

Tout ce théâtre (ici théâtre = lieu administré pour recevoir du public) corrompt la société et, loin de « dénoncer les injustices socioéconomiques », il entretient les exploitations, il installe toujours plus haut les dominant·es et laisse toujours plus sur le bord les dominé·es.

Edward Bond toujours, fondamental : « Lorsqu’il est exploité de façon commerciale le théâtre corrompt la société, car le produit qu’il exploite – le seul dont il dispose – est l’image humaine. (…) Les forces créatrices ne peuvent plus émaner de l’État, car celui-ci n’est plus l’incarnation d’une classe progressiste fondant son épanouissement sur la raison humaine : il n’incarne plus qu’une classe exploitante avec la capacité d’exploitation. » (op. cit.)

le théâtre est un dealer mythomane

Depuis les bords de la mer Égée il y a 2500 ans, il faut se méfier de ce que le théâtre veut nous raconter. Souvent il se fait menteur, prédicateur, propagandiste, boutiquier, arnaqueur. Et il faut d’autant plus se méfier quand le théâtre devient une institution – c’est-à-dire un lieu de pouvoir – parce qu’en prenant possession des lieux et des histoires qu’il veut y raconter, en vampirisant corps et cœurs, en jetant l’œil sur les caisses (le théâtre institutionnel est avant tout une grosse boutique), en gardant les mains sur les stylos à paperasse, il devient exploiteur (des ressources), colonisateur (des territoires utopiques), dealer (de la bonne morale).

comment s’en sortir sans en sortir : en s’en sortant

Pour une théorie du sabotage et de la réappropriation des espaces afin qu’ils deviennent des zones à tendance divergente et en « rappelant que le théâtre n’est pas un média qui porterait un message, mais le nom d’une relation ». (Gwénaël Morin, entrevue, Les Cahiers de la Réplique, 2019)

Suivre jusqu’ici Edward Bond : « De nos jours, les forces artistiques créatrices émanent de la rue. (…) L’art de la rue, lui, est créateur. Il ne faut pas sacrifier au romantisme de la rue. On y trouve autant d’immondices et de cruauté que dans les institutions culturelles. (…) C’est dans la rue – même si nous voudrions qu’il puisse en être autrement – que l’innocence radicale se manifeste avec le plus de force. Dans une société injuste, l’autorité est obligée de mentir; la rue peut mentir mais n’y est pas contrainte. Les académies et les théâtres nationaux sont incapables d’exploiter les capacités de l’art car ils n’ont pas besoin de l’art. La rue, elle, a besoin de l’art. » (op. cit.)

Se rappeler que nous avons l’avantage parce que nous avons besoin de l’art comme on a besoin de boire et qu’on ne négocie pas la soif.

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À propos de

Hugo Fréjabise est auteur et metteur en scène.