Grande première canadienne, au Théâtre Périscope, de El chico de la última fila (2000) de l’auteur espagnol Jorge Mayorga, dans une impeccable adaptation de Maryse Warda. Claude, cet étonnant garçon dans la dernière rangée, émerge d’une classe de cancres, selon l’appréciation de leur professeur de littérature, comme un contrepoint à la bêtise ambiante. Le jeune collégien transforme un banal exercice scolaire en un tremplin vers les plus hauts sommets de l’écriture. Son terrain de jeu : la vie quotidienne de Raph, un camarade voué à l’échec académique. En lui proposant son aide, il parvient à gagner sa confiance, à devenir son ami, à entrer subrepticement dans son intimité. Touché, puis fasciné par ce premier exercice de style qui se termine par « À suivre… », le professeur se convertit en critique et mentor, alimentant Claude de précieux conseils d’écrivain.
Sous cette impulsion, le devoir scolaire se développe en une œuvre littéraire, et les chemins pour y accéder débouchent sur une dynamique malsaine irrépressible, qui pousse Claude à s’approcher encore plus près de son matériau vivant. Il se transforme en anthropologue, dont la présence envahissante et le regard inquisiteur crée une fissure chez le sujet observé.
Dès lors, la pièce se métamorphose en un laboratoire des possibles, où l’art et le quotidien s’entremêlent autour de questions éthiques sur le respect de la vie privée et de l’intimité, sur l’imputabilité des artistes. L’indécence, ici, n’est pas que sexuelle, elle touche les relations des trois résidents, leur environnement, la critique de leurs choix de décoration… jusqu’à provoquer l’éclatement de la famille de Raph. Et puis, que peut faire la mère, amoureuse de Claude, avec cette ligne de poésie : « Même la pluie ne se déchausse pas pour danser », sinon craquer complètement ?
De la rencontre explosive des points de vue
Art et décoration, aspirations spirituelles et vie quotidienne, philosophie et consumérisme. Cette pièce de Mayorga s’appuie sur une structure bipolaire, où l’analyse des points de vue est la base de la critique. Dans la situation dépeinte, ce vœu pieux est totalement inopérant, entraînant le délitement de la cellule. Le drame se conclut par des rêves de meurtre et de voitures enflammées, fantasmes de résolution de conflits comme autant de menaces laissées en suspens par chacun·e des protagonistes confronté·es à Claude, incluant le professeur, lorsque celui-ci parvient à s’infiltrer en sa demeure.
Le dramaturge et philosophe espagnol expose ici des univers parallèles qui s’entrechoquent en un combat inégal, les uns (artistes) parasitant les autres (la famille de classe moyenne). Comme si la conscience passait par une lecture esthétique du monde. Et la cohabitation entre les points de vue se retrouve également dans le texte, dans le jeu, dans la scénographie, dans la mise en scène. Nous sommes dedans et dehors, observant et observé·es, le déroulement du banal, transposé en matière textuelle, devient un sujet de discussion. En trame de fond, une galerie d’art contemporain où on vend de « l’art pour les fous » pose la question du discours. Car l’art conceptuel, selon la critique populaire, trouve sa justification dans les mots et l’intention de l’artiste, pas dans l’objet lui-même, tel un regard étranger à l’intérieur de notre crâne.
Marie-Josée Bastien et Christian Garon signent une prodigieuse mise en scène. En effet, cette double perception des choses irradie dans une structure légère, délimitée par un mur poreux, tout juste esquissé par des cordes blanches suspendues, les comédien·nes passant d’un bord à l’autre de ce mur. Le reste repose sur des mobiles transformables et des maquettes illustrant les aires de jeu : petits castelets à l’intérieur du théâtre, créant un effet de distanciation. Ainsi, à l’enchaînement du texte correspond la fluidité de la scénographie, où tout bouge, offrant simultanément deux points de vue au public : l’expérience vécue et sa représentation. Procédés d’émotion activant l’intellect.
Soulignons enfin la puissante distribution : solide Hugues Frenette, en professeur avec juste ce zeste de suffisance qui amplifiera sa chute ; Lorraine Côté, en directrice de galerie et conseillère humaniste de son mari, enseignant à la fois emballé et jaloux de son jeune élève ; convainquant Vincent Paquette, en Claude, petit diable séduisant et emporté par son pouvoir sur les autres ; Marie-Hélène Gendreau, encapsulée dans une image de rêve américain des années 1960 ; Charles-Étienne Beaulne, le père arriviste maladroit, jouant les conventions banlieusardes ; Samuel Bouchard, en Raph, contenant sa rage dans l’étroitesse de son cocon.
Cette pièce marque la saison théâtrale de Québec d’un grand coup. Elle prend en compte la complexité du monde en nous faisant complices de ses déchirements. C’est un conte philosophique, en forme d’aporie, torture ou plaisir de l’esprit, qui vient ébranler la torpeur du confort engluant de notre civilisation. À voir sans faute.
Texte : Juan Mayorga. Traduction française : Dominique Poulange et Jorge Lavelli. Adaptation québécoise : Maryse Warda. Mise en scène : Marie-Josée Bastien et Christian Garon. Scénographie et accessoires : Marie-Renée Bourget Harvey. Assistance à la scénographie et aux accessoires : Jeanne Lapierre. Costumes : Sébastien Dionne. Musique : Sarah-Anne Arsenault et Dillon Hatcher. Lumières : Denis Guérette. Direction de production : Laurie Salvail. Avec Charles-Étienne Beaulne, Samuel Bouchard, Lorraine Côté, Hugues Frenette, Marie-Hélène Gendreau et Vincent Paquette. Une production du Théâtre Niveau Parking, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 4 mars 2023.
Grande première canadienne, au Théâtre Périscope, de El chico de la última fila (2000) de l’auteur espagnol Jorge Mayorga, dans une impeccable adaptation de Maryse Warda. Claude, cet étonnant garçon dans la dernière rangée, émerge d’une classe de cancres, selon l’appréciation de leur professeur de littérature, comme un contrepoint à la bêtise ambiante. Le jeune collégien transforme un banal exercice scolaire en un tremplin vers les plus hauts sommets de l’écriture. Son terrain de jeu : la vie quotidienne de Raph, un camarade voué à l’échec académique. En lui proposant son aide, il parvient à gagner sa confiance, à devenir son ami, à entrer subrepticement dans son intimité. Touché, puis fasciné par ce premier exercice de style qui se termine par « À suivre… », le professeur se convertit en critique et mentor, alimentant Claude de précieux conseils d’écrivain.
Sous cette impulsion, le devoir scolaire se développe en une œuvre littéraire, et les chemins pour y accéder débouchent sur une dynamique malsaine irrépressible, qui pousse Claude à s’approcher encore plus près de son matériau vivant. Il se transforme en anthropologue, dont la présence envahissante et le regard inquisiteur crée une fissure chez le sujet observé.
Dès lors, la pièce se métamorphose en un laboratoire des possibles, où l’art et le quotidien s’entremêlent autour de questions éthiques sur le respect de la vie privée et de l’intimité, sur l’imputabilité des artistes. L’indécence, ici, n’est pas que sexuelle, elle touche les relations des trois résidents, leur environnement, la critique de leurs choix de décoration… jusqu’à provoquer l’éclatement de la famille de Raph. Et puis, que peut faire la mère, amoureuse de Claude, avec cette ligne de poésie : « Même la pluie ne se déchausse pas pour danser », sinon craquer complètement ?
De la rencontre explosive des points de vue
Art et décoration, aspirations spirituelles et vie quotidienne, philosophie et consumérisme. Cette pièce de Mayorga s’appuie sur une structure bipolaire, où l’analyse des points de vue est la base de la critique. Dans la situation dépeinte, ce vœu pieux est totalement inopérant, entraînant le délitement de la cellule. Le drame se conclut par des rêves de meurtre et de voitures enflammées, fantasmes de résolution de conflits comme autant de menaces laissées en suspens par chacun·e des protagonistes confronté·es à Claude, incluant le professeur, lorsque celui-ci parvient à s’infiltrer en sa demeure.
Le dramaturge et philosophe espagnol expose ici des univers parallèles qui s’entrechoquent en un combat inégal, les uns (artistes) parasitant les autres (la famille de classe moyenne). Comme si la conscience passait par une lecture esthétique du monde. Et la cohabitation entre les points de vue se retrouve également dans le texte, dans le jeu, dans la scénographie, dans la mise en scène. Nous sommes dedans et dehors, observant et observé·es, le déroulement du banal, transposé en matière textuelle, devient un sujet de discussion. En trame de fond, une galerie d’art contemporain où on vend de « l’art pour les fous » pose la question du discours. Car l’art conceptuel, selon la critique populaire, trouve sa justification dans les mots et l’intention de l’artiste, pas dans l’objet lui-même, tel un regard étranger à l’intérieur de notre crâne.
Marie-Josée Bastien et Christian Garon signent une prodigieuse mise en scène. En effet, cette double perception des choses irradie dans une structure légère, délimitée par un mur poreux, tout juste esquissé par des cordes blanches suspendues, les comédien·nes passant d’un bord à l’autre de ce mur. Le reste repose sur des mobiles transformables et des maquettes illustrant les aires de jeu : petits castelets à l’intérieur du théâtre, créant un effet de distanciation. Ainsi, à l’enchaînement du texte correspond la fluidité de la scénographie, où tout bouge, offrant simultanément deux points de vue au public : l’expérience vécue et sa représentation. Procédés d’émotion activant l’intellect.
Soulignons enfin la puissante distribution : solide Hugues Frenette, en professeur avec juste ce zeste de suffisance qui amplifiera sa chute ; Lorraine Côté, en directrice de galerie et conseillère humaniste de son mari, enseignant à la fois emballé et jaloux de son jeune élève ; convainquant Vincent Paquette, en Claude, petit diable séduisant et emporté par son pouvoir sur les autres ; Marie-Hélène Gendreau, encapsulée dans une image de rêve américain des années 1960 ; Charles-Étienne Beaulne, le père arriviste maladroit, jouant les conventions banlieusardes ; Samuel Bouchard, en Raph, contenant sa rage dans l’étroitesse de son cocon.
Cette pièce marque la saison théâtrale de Québec d’un grand coup. Elle prend en compte la complexité du monde en nous faisant complices de ses déchirements. C’est un conte philosophique, en forme d’aporie, torture ou plaisir de l’esprit, qui vient ébranler la torpeur du confort engluant de notre civilisation. À voir sans faute.
Le Garçon de la dernière rangée
Texte : Juan Mayorga. Traduction française : Dominique Poulange et Jorge Lavelli. Adaptation québécoise : Maryse Warda. Mise en scène : Marie-Josée Bastien et Christian Garon. Scénographie et accessoires : Marie-Renée Bourget Harvey. Assistance à la scénographie et aux accessoires : Jeanne Lapierre. Costumes : Sébastien Dionne. Musique : Sarah-Anne Arsenault et Dillon Hatcher. Lumières : Denis Guérette. Direction de production : Laurie Salvail. Avec Charles-Étienne Beaulne, Samuel Bouchard, Lorraine Côté, Hugues Frenette, Marie-Hélène Gendreau et Vincent Paquette. Une production du Théâtre Niveau Parking, présentée au Théâtre Périscope jusqu’au 4 mars 2023.