Critiques

Les filles du Saint-Laurent : Renaître des eaux

© Valérie Remise

Après avoir été créé en France, au Théâtre La Colline, le récit fluvial écrit par Rébecca Déraspe, en collaboration avec Annick Lefebvre, se déverse enfin sur nos berges. Lorsque remontent à la surface sept corps, dispersés en autant de villes côtières, l’existence de chacun des neuf individus qui assistent à leur ultime émergence est déviée de son cours. Ces huit femmes et cet homme, mis·es en présence de la mort, laisseront s’écouler en mots leurs errances, nommeront leurs écueils.

L’une (grandiose Louise Laprade), multipliant les amusantes diatribes ordurières adressées au « gros mouillé », souffre de solitude. Une autre (convaincante Gabrielle Lessard), en rupture avec elle-même, n’arrive pas à éprouver de plaisir sexuel. Une autre (excellente Annie Darisse) lutte éperdument contre la rage et l’autodestruction qui l’empêchent de récupérer la garde de ses enfants. Une autre encore (truculente Tatiana Zinga Botao) se heurte au mur infrangible de l’infertilité. Sur le plan de l’interprétation, notons aussi la vérité des prestations offertes par Catherine Trudeau et Marie-Thérèse Fortin.

Posons-le d’emblée, la mosaïque féminine que constitue la distribution multigénérationnelle et multiculturelle des Filles du Saint-Laurent émeut. Et la mise en scène verticale, chorégraphique et pourtant organique que signe Alexia Bürger, empreinte d’échos et de choralité, voire de sororité, fascine d’un bout à l’autre de ce tableau vivant. Elle n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle, marquante, que Brigitte Haentjens avait élaborée, en 2006, pour donner vie à Tout comme elle de Louise Dupré.

L’inventivité et la polymorphie caractérisant la représentation de l’eau sur scène (glaçons, verres d’eau, eau qui devient un élixir dégrisant en y ajoutant une pastille effervescente…) méritent d’être soulignées. Il en va de même des éclairages aux teintes saturées de Marc Parent, qui habillent l’aire de jeu épurée de couleurs tantôt vives (bleu paon, vert pomme, écarlate) tantôt neutres (gris, ocre) qui servent d’écrin aux rencontres et aux épanchements ainsi que de canevas à l’occupation picturale de l’espace proposée par Bürger. Quant aux costumes, si les diverses déclinaisons de coloris claires, rappelant l’écume des vagues, apparaissent comme un choix limpide (et judicieux), on peut se demander pourquoi cette harmonie visuelle est rompue — doit-on y lire une métaphore ? — par quelques pièces de vêtements sombres.

© Valérie Remise

Le flot des mots

Telles les eaux du fleuve qui sont à la fois mortelles et vitales, la fragmentation sur laquelle est construite le texte porte en elle la double incidence d’insuffler du dynamisme à la partition, mais aussi d’entraver l’attachement du public aux divers personnages. Les filles du Saint-Laurent s’opposent, à cet égard, à J’accuse d’Annick Lefebvre, une autre œuvre chorale, mais qui donnait tour à tour la voix à chacune des protagonistes, ce qui permettait aux spectateurs et spectatrices de plonger, de s’immerger complètement dans leur psyché et leurs émois respectifs, et à l’émotion de se déployer pleinement.

En outre, l’écriture itérative caractéristique de la plume de Déraspe s’inscrit aussi dans la dualité : elle confère à sa prose un élan et un rythme poétiques, qui ne sont pas sans rappeler le mouvement des vagues, mais elle dilue le contenu de la prise de parole qui semble s’étirer en évoquant, par moments, un certain flottement.

Le texte n’est pas exempt de traits d’humour, petites bulles d’oxygène remontant à la surface tandis que les récits, multiples, convoquent des sujets graves tel le deuil d’une âme sœur, celui de la maternité, la violence conjugale et les pulsions de mort. Car tous les personnages, confrontés à la finalité certaine et parfois inopinée de l’existence humaine, trouvent le courage d’affronter leurs démons pour mieux renaître. Il y a là quelque chose d’à la fois inspirant et touchant.

Le fleuve, reliant ces femmes et cet homme à la dérive, revêt donc une forte charge symbolique. Cycles, destruction, régénérescence, incoercibilité, fatalité… cet être fluide, non dénué d’une portée spirituelle implicite, se révèle ainsi un diamant liquide aux moult facettes. Il sert aussi d’heureux prétexte pour que se fondent les uns dans les autres les talents d’incontournables artistes.

© Valérie Remise

Les filles du Saint-Laurent

Texte : Rébecca Déraspe, en collaboration avec Annick Lefebvre. Mise en scène : Alexia Bürger. Assistance à la mise en scène et régie : Stéphanie Capistran-Lalonde. Scénographie : Simon Guilbault. Costumes : Julie Charland. Éclairages : Marc Parent. Musique : Philippe Brault. Effets spéciaux : Olivier Proulx. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages et coiffures : Angelo Barsetti. Conseils aux mouvements : Wynn Holmes. Assistance aux costumes : Yso. Direction de production : Marjorie Bélanger. Avec Zoé Boudou, Annie Darisse, Marie-Thérèse Fortin, Ariel Ifergan, Louise Laprade, Gabrielle Lessard, Émilie Monnet, Elkahna Talbi, Catherine Trudeau et Tatiana Zinga Botao. Une production du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, en coproduction avec La Colline — théâtre national, présentée à la salle Michelle-Rossignol du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui jusqu’au 29 avril 2023.