Le retour d’un spectacle à grand déploiement au théâtre est de nature réjouissante. Ainsi, la pièce Rome du duo Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens, d’après William Shakespeare, représente un point marquant de la saison 2022-2023, et même au sein des programmations des dernières années, par son ampleur, mais aussi par sa thématique engagée qui pourfend les travers d’une époque, la nôtre, qui ne finit plus de creuser son propre tombeau.
Jamais monté au Québec, Le viol de Lucrèce est un poème dramatique basé sur une légende romaine datant de plus de 500 ans avant notre ère. Le fils du roi de Rome, Sextus Tarquin, agresse Lucrèce, épouse de l’un de ses amis. Esseulée, la victime se suicidera, mais le scandale mènera au bannissement des Tarquins et à la naissance de la République.
Cet avant-propos contient déjà l’embryon thématique des quatre pièces plus connues – Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Titus Andronicus – qui s’enchaîneront ensuite, à savoir : la violence des hommes, la souffrance des femmes, la vengeance, la corruption, les guerres et les luttes de pouvoir. Le sang coule et coulera encore pendant les sept heures et demie de la représentation.
Coriolan expose la vie difficile et le déclin d’une république, écartelée entre les ambitions tyranniques d’un général et la détresse du peuple. L’histoire, malgré des personnages et des époques différentes, se répète d’une certaine façon dans Jules César ainsi que dans Antoine et Cléopâtre. Le protagoniste de Titus Andronicus vient, enfin, clore la saga en soulignant en gras les thèmes précédents.
Jean Marc Dalpé a bien fait en décidant de réécrire les pièces romaines de Shakespeare dans une langue québécoise qui va du châtié au très cru, selon les circonstances. Le récit y gagne en homogénéité et en fluidité. Il rend conséquent ce qui se passe sur scène d’un texte à l’autre. Quelques apartés entre les tableaux viennent compléter les trous chronologiques.
Mise en scène
On sent que le dramaturge et la metteuse en scène Brigitte Haentjens ont travaillé main dans la main pour convenir du déroulement parfait à adopter entre temps dramatiques forts et instants plus propices à la réflexion, entre les séquences déchirantes et les respirations comiques. Certain∙es contesteront sans doute ce choix, car Rome s’avère presque aussi burlesque par moments que tragique dans sa nature profonde.
À notre avis, il s’agit, toutefois, d’une décision pertinente. Un peu comme le Macbeth, « tradapté » par Michel Garneau, monté par Angela Konrad il y a quelques années, ce mélange des genres nous présente un Shakespeare moins coincé dans le temps, en phase directe avec notre époque.
Comme dans son Opéra de Quat’sous en 2012, Brigitte Haentjens commande un jeu distancié, permettant une lecture moderne qui nous touche plus intimement. Les références claires à l’Amérique de Trump et, nuancées, au langage de politiciens plus près de nous, collaborent à passer un message tonitruant : le déclin de la civilisation est bel et bien en cours, nous plongeant dans un âge des ténèbres.
Dans les rôles-titres et/ou principaux de cette histoire de fin du monde, les Alice Pascual (Lucrèce), Sébastien Ricard (Coriolan), Céline Bonnier (phénoménale en Brutus qui prend plus de place que le Jules César interprété par Alex Bergeron), Jean-Moïse Martin (Antoine) et Marc Béland (Titus) savent jouer sur tous les tableaux, évoquant autant la force que la faiblesse, selon ce qui est exigée par la scène présentée.
Conception
Avec ses complices habituels à la conception, Brigitte Haentjens assure donc à cette matière luxuriante un rythme infaillible qui s’accompagne des mouvements des interprètes qui entrent et sortent de scène constamment.
La scénographie d’Anick La Bissonnière privilégie d’ailleurs une utilisation maximale de l’espace en usant de passerelles qui ceinturent les côtés et l’arrière du plateau de jeu ainsi que des escaliers centraux délimitant l’abysse qui sépare les élites de la plèbe.
Les costumes (Julie Charland) et les coiffures (Stéphane Cotto Di Cesare) donnent un ton intemporel aux personnages, oscillant entre le style péplum kitch et le punk nihiliste de circonstance. La musique de Bernard Falaise, jouée en direct avec deux complices sur scène, vient nimber le spectacle des couleurs appropriées, naviguant entre langueurs mystérieuses et rock plus violent.
Ce marathon shakespearien oscultant le cœur de l’idée même de démocratie a donc été bien pensé, aménagé et réalisé. Rien n’aurait servi à en faire une tragédie interminable. L’humour n’occulte pas le caractère désastreux de la soif de pouvoir et de la colère des hommes. À l’inverse, les femmes, ici protectrices de la décence morale et spirituelle, n’en finissent plus de résister tout en échouant bien souvent à changer le cours des choses.
L’histoire de l’humanité semble se répéter, têtue, inlassable. Chez Shakespeare, spectres et fantômes, comme ceux que joue admirablement Gaétan Nadeau ici, venaient annoncer aux personnages la conséquence de leurs actions. Dans ce contexte précis, l’alarme déclenchée par inadvertance lors de la première médiatique aurait-elle valeur de présage ? Les interprètes sur scène et le public dans la salle se sont questionnés du regard un instant, hésitant entre fiction et réalité. Jusqu’où ira l’humanité?
Non, nous n’avons encore rien vu et nous ne pourrons pas nous cacher.
Traduction et adaptation : Jean Marc Dalpé d’après William Shakespeare. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Assistance à la mise en scène : Félix Dagenais. Dramaturgie : Mélanie Dumont. Scénographie : Anick La Bissonnière. Accessoires : Julie Measroch. Costumes : Julie Charland. Lumière : Julie Basse. Conception sonore et musicale : Bernard Falaise. Coiffure : Stéphane Scotto Di Cesare. Assistant costumes : Yso. Assistante lumière : Natasha Descôteaux. Collaboration au mouvement : Harold Rhéaume. Mise en espace sonore : Frédéric Auger. Effets spéciaux : Olivier Proulx. Maître d’armes : Alexander Peganov. Conseillère en voix et diction : Marie-Claude Lefebvre. Conseiller au maquillage : Angelo Barsetti. Adjoint de production, deuxième assistant à la mise en scène et régie générale : Félix-Antoine Gauthier. Habilleuse/accessoiriste : Floriane Vachon. Régie de plateau : Isabelle Paquette. Habilleuse : Léonie Blanchet. Direction technique : Jérémi Guilbault-Asselin. Direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin. Avec Jean-Denis Beaudoin, Marc Béland, Alex Bergeron, Éliane Bergeron, Céline Bonnier, Vincent Carré, Samuël Côté, Guido Del Fabbro, Leïla Donabelle Kaze, Sylvie Drapeau, Irdens Exantus, Bernard Falaise, Reda Guerinik, Lauren Hartley, Bozidar Krčevinac, Frédéric Lavallée, Roméo Lucas, Jean-Moïse Martin, Iannicko N’Doua, Gaétan Nadeau, Leni Parker, Alice Pascual, Véronique Perron, Viktor Proulx, Sébastien Ricard, Joakim Robillard, Madeleine Sarr, Mattis Savard-Verhoeven et Valérie Tellos. Une présentation de l’Usine C et de Sibyllines du 5 au 23 avril 2023 à l’Usine C.
Le retour d’un spectacle à grand déploiement au théâtre est de nature réjouissante. Ainsi, la pièce Rome du duo Jean Marc Dalpé et Brigitte Haentjens, d’après William Shakespeare, représente un point marquant de la saison 2022-2023, et même au sein des programmations des dernières années, par son ampleur, mais aussi par sa thématique engagée qui pourfend les travers d’une époque, la nôtre, qui ne finit plus de creuser son propre tombeau.
Jamais monté au Québec, Le viol de Lucrèce est un poème dramatique basé sur une légende romaine datant de plus de 500 ans avant notre ère. Le fils du roi de Rome, Sextus Tarquin, agresse Lucrèce, épouse de l’un de ses amis. Esseulée, la victime se suicidera, mais le scandale mènera au bannissement des Tarquins et à la naissance de la République.
Cet avant-propos contient déjà l’embryon thématique des quatre pièces plus connues – Coriolan, Jules César, Antoine et Cléopâtre, Titus Andronicus – qui s’enchaîneront ensuite, à savoir : la violence des hommes, la souffrance des femmes, la vengeance, la corruption, les guerres et les luttes de pouvoir. Le sang coule et coulera encore pendant les sept heures et demie de la représentation.
Coriolan expose la vie difficile et le déclin d’une république, écartelée entre les ambitions tyranniques d’un général et la détresse du peuple. L’histoire, malgré des personnages et des époques différentes, se répète d’une certaine façon dans Jules César ainsi que dans Antoine et Cléopâtre. Le protagoniste de Titus Andronicus vient, enfin, clore la saga en soulignant en gras les thèmes précédents.
Jean Marc Dalpé a bien fait en décidant de réécrire les pièces romaines de Shakespeare dans une langue québécoise qui va du châtié au très cru, selon les circonstances. Le récit y gagne en homogénéité et en fluidité. Il rend conséquent ce qui se passe sur scène d’un texte à l’autre. Quelques apartés entre les tableaux viennent compléter les trous chronologiques.
Mise en scène
On sent que le dramaturge et la metteuse en scène Brigitte Haentjens ont travaillé main dans la main pour convenir du déroulement parfait à adopter entre temps dramatiques forts et instants plus propices à la réflexion, entre les séquences déchirantes et les respirations comiques. Certain∙es contesteront sans doute ce choix, car Rome s’avère presque aussi burlesque par moments que tragique dans sa nature profonde.
À notre avis, il s’agit, toutefois, d’une décision pertinente. Un peu comme le Macbeth, « tradapté » par Michel Garneau, monté par Angela Konrad il y a quelques années, ce mélange des genres nous présente un Shakespeare moins coincé dans le temps, en phase directe avec notre époque.
Comme dans son Opéra de Quat’sous en 2012, Brigitte Haentjens commande un jeu distancié, permettant une lecture moderne qui nous touche plus intimement. Les références claires à l’Amérique de Trump et, nuancées, au langage de politiciens plus près de nous, collaborent à passer un message tonitruant : le déclin de la civilisation est bel et bien en cours, nous plongeant dans un âge des ténèbres.
Dans les rôles-titres et/ou principaux de cette histoire de fin du monde, les Alice Pascual (Lucrèce), Sébastien Ricard (Coriolan), Céline Bonnier (phénoménale en Brutus qui prend plus de place que le Jules César interprété par Alex Bergeron), Jean-Moïse Martin (Antoine) et Marc Béland (Titus) savent jouer sur tous les tableaux, évoquant autant la force que la faiblesse, selon ce qui est exigée par la scène présentée.
Conception
Avec ses complices habituels à la conception, Brigitte Haentjens assure donc à cette matière luxuriante un rythme infaillible qui s’accompagne des mouvements des interprètes qui entrent et sortent de scène constamment.
La scénographie d’Anick La Bissonnière privilégie d’ailleurs une utilisation maximale de l’espace en usant de passerelles qui ceinturent les côtés et l’arrière du plateau de jeu ainsi que des escaliers centraux délimitant l’abysse qui sépare les élites de la plèbe.
Les costumes (Julie Charland) et les coiffures (Stéphane Cotto Di Cesare) donnent un ton intemporel aux personnages, oscillant entre le style péplum kitch et le punk nihiliste de circonstance. La musique de Bernard Falaise, jouée en direct avec deux complices sur scène, vient nimber le spectacle des couleurs appropriées, naviguant entre langueurs mystérieuses et rock plus violent.
Ce marathon shakespearien oscultant le cœur de l’idée même de démocratie a donc été bien pensé, aménagé et réalisé. Rien n’aurait servi à en faire une tragédie interminable. L’humour n’occulte pas le caractère désastreux de la soif de pouvoir et de la colère des hommes. À l’inverse, les femmes, ici protectrices de la décence morale et spirituelle, n’en finissent plus de résister tout en échouant bien souvent à changer le cours des choses.
L’histoire de l’humanité semble se répéter, têtue, inlassable. Chez Shakespeare, spectres et fantômes, comme ceux que joue admirablement Gaétan Nadeau ici, venaient annoncer aux personnages la conséquence de leurs actions. Dans ce contexte précis, l’alarme déclenchée par inadvertance lors de la première médiatique aurait-elle valeur de présage ? Les interprètes sur scène et le public dans la salle se sont questionnés du regard un instant, hésitant entre fiction et réalité. Jusqu’où ira l’humanité?
Non, nous n’avons encore rien vu et nous ne pourrons pas nous cacher.
Rome
Traduction et adaptation : Jean Marc Dalpé d’après William Shakespeare. Mise en scène : Brigitte Haentjens. Assistance à la mise en scène : Félix Dagenais. Dramaturgie : Mélanie Dumont. Scénographie : Anick La Bissonnière. Accessoires : Julie Measroch. Costumes : Julie Charland. Lumière : Julie Basse. Conception sonore et musicale : Bernard Falaise. Coiffure : Stéphane Scotto Di Cesare. Assistant costumes : Yso. Assistante lumière : Natasha Descôteaux. Collaboration au mouvement : Harold Rhéaume. Mise en espace sonore : Frédéric Auger. Effets spéciaux : Olivier Proulx. Maître d’armes : Alexander Peganov. Conseillère en voix et diction : Marie-Claude Lefebvre. Conseiller au maquillage : Angelo Barsetti. Adjoint de production, deuxième assistant à la mise en scène et régie générale : Félix-Antoine Gauthier. Habilleuse/accessoiriste : Floriane Vachon. Régie de plateau : Isabelle Paquette. Habilleuse : Léonie Blanchet. Direction technique : Jérémi Guilbault-Asselin. Direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin. Avec Jean-Denis Beaudoin, Marc Béland, Alex Bergeron, Éliane Bergeron, Céline Bonnier, Vincent Carré, Samuël Côté, Guido Del Fabbro, Leïla Donabelle Kaze, Sylvie Drapeau, Irdens Exantus, Bernard Falaise, Reda Guerinik, Lauren Hartley, Bozidar Krčevinac, Frédéric Lavallée, Roméo Lucas, Jean-Moïse Martin, Iannicko N’Doua, Gaétan Nadeau, Leni Parker, Alice Pascual, Véronique Perron, Viktor Proulx, Sébastien Ricard, Joakim Robillard, Madeleine Sarr, Mattis Savard-Verhoeven et Valérie Tellos. Une présentation de l’Usine C et de Sibyllines du 5 au 23 avril 2023 à l’Usine C.