Créer de nouvelles histoires, voire une nouvelle réalité dans laquelle l’un·e est à l’écoute de l’autre, c’est ce que l’édition 2023 du Festival TransAmériques semble vouloir évoquer. Deux spectacles dont l’approche, le médium et même le public cible paraissent diamétralement opposés se rejoignent pourtant dans la réappropriation que fait chacun d’un imaginaire collectif pour proposer de nouvelles identités et de nouveaux modes d’être.
The Making of Pinocchio : Mise à nu et angles morts
Caroline Mangerel
Rosana Cade et Ivor MacAskill sont un couple, sur scène comme dans la vie. Iels en informent d’emblée le public et enchaînent sur le reste de leur biographie : leur origine (l’Écosse), leur âge (35 et 42 ans, respectivement), leur travail d’artiste de performance et, surtout, les tenants et aboutissants du processus de transition d’Ivor et Rosana à s’identifier comme personne non-binaire.
Pinocchio est la métaphore d’une métamorphose, celle d’un être qui veut devenir un vrai garçon, « a real boy ». À travers ce faux making-of, construit comme une version préliminaire d’un spectacle en cours d’élaboration, les artistes puisent dans l’imaginaire foisonnant de ce récit bien connu pour illustrer, de façon ludique et poignante, les enjeux de ce parcours semé d’embûches.
Réalisé en direct à l’aide de plusieurs caméras et d’objets variés dont la plupart s’emboîtent les uns dans les autres, le décor fait appel à de minutieux jeux de perspectives qui relèvent d’une véritable virtuosité. Un grand écran situé au premier plan montre souvent l’image qui se déroule sous un autre angle sur scène, créant des effets saisissants – filtres, familiarité avec le public ou, au contraire, pudeur de la caméra. On entrevoit de temps en temps un éclair de vulnérabilité qui, au fil du récit, devient le moteur véritable de l’action. La mise à nu, symbolique comme littérale, fait office de catharsis et permet de recommencer à construire le sens.
La pièce exploite de nombreux codes de la téléréalité. Les interprètes s’adressent souvent directement à la caméra, parfois sur le ton de la narration, parfois en dialoguant entre iels ou encore par le procédé du confessionnal. Brisant le quatrième mur, elle évoque également l’émission de variété, voire le conte pour enfants – en somme, des modes de participation de l’assistance qui engendrent une empathie irrésistible pour ces personnages sympathiques.
L’humour des dialogues est rehaussé par le jeu fantaisiste ainsi que par une bonne dose d’auto-dérision, notamment dans les gros plans et les mouvements de caméra qui sont autant de clins d’œil à un certain style d’émission de télévision kitsch. Cet humour aux facettes multiples offre une soupape à un sujet à la fois profondément intime et foncièrement social, que l’on devine difficile pour le couple, et c’est justement le contraste entre cette légèreté et cette gravité qui crée la formidable puissance évocatrice de ce spectacle.
Création : Rosana Cade et Ivor MacAskill. Scénographie, accessoires et costumes : Tim Spooner. Son : Yas Clarke. Caméras : Jo Hellier. Lumières : Jo Palmer. Vidéo : Jo Hellier et Kirstin McMahon. Production : Nora Laraki et Mary Osborn – Artsadmin. Direction de production : Sorcha Stott-Strzala. Assistance régie : Rachel Gammon. Avec Rosana Cade, Ivor MacAskill, Rachel Gammon et Jo Hellier. Une production de Artsadmin, présentée en collaboration avec le Conservatoire d’art dramatique de Montréal au Théâtre rouge dans le cadre du Festival TransAmériques du 25 au 27 mai 2023.
Libya : Mémoire et métissage
Philippe Mangerel
Sur le parterre carré et blanc, autour duquel est réparti le public, des lignes de couleurs différentes dessinent trois triangles qui s’entrelacent comme de multiples croisées de chemins. C’est à cet endroit que les huit interprètes de Libya dessineront leurs allées et venues.
Car il est question de croisements dans cette chorégraphie. Radouan Mriziga, originaire de Marrakech, y synthétise ses trois derniers spectacles explorant l’identité des Imazighen (que l’on connaît davantage sous la dénomination de Berbères). On y trouve du hip-hop et de la danse contemporaine infusé·es dans des danses traditionnelles. S’y ajoutent des percussions (avec les mains et les pieds), des chants, des cris de ralliement et de la poésie.
Ici se crée un espace décolonial dans lequel on évacue les idéaux de performance, de hiérarchie et d’une conception linéaire et stratifiante de l’histoire. Ici, passé, présent et futur se mêlent. Suivant une structure circulaire, la pièce débute et se termine par un chant choral à la fois sombre et obsédant; tantôt tragique, tantôt épique, tantôt ludique – profondément émouvant.
Ici, chacun·e possède son propre langage chorégraphique, toujours à la frontière de différents styles, traditionnels et contemporains. Des phrases reviennent comme des leitmotivs, sont apprises, répétées, modifiées, déconstruites, oubliées pour mieux réapparaître ailleurs. Ces gestes éphémères s’ancrent malgré tout dans le corps des interprètes. Entre les danses en groupes, celles et ceux-ci ont l’occasion de montrer leur propre style (métissé de celui des autres) dans des solos qui évoquent, entre autres, la mythologie amazighe.
Ici, dans ce lieu qui n’en est pas un, surplombé par des panoramas de la Libye, entre désert, montagne et mer, les danseuses et les danseurs lient et délient leurs gestes dans un acte de passation, d’apprentissage et de cocréation d’une mémoire commune. Non pas la mémoire d’une tradition immuable, mais plutôt celle que l’on transmet, qui existe par l’échange avec l’autre, qui permet d’appréhender la vie dans sa continuité, dans son mouvement en spirale fait de retours, de mélanges et d’échappées vers l’avant.
Ample et fugace, l’œuvre de Mriziga laisse place à la méditation et à l’optimisme. Le regard se pose parfois sur une aire de jeu vide, ou bien sur un solo, un duo ou un chœur. Des figures se font et se défont avec fluidité, révélant la grande cohésion des artistes, leur connivence irrésistible. Ainsi tracent-iels la carte d’un monde nouveau qui appelle chacun·e à se redéfinir, sans toutefois s’oublier.
Idéation, chorégraphie, scénographie et lumières : Radouan Mriziga. Costumes : Anissa Aidia et Lila John. Poème : Asmaa Jama, I Fled this Realm. Assistance : Aïcha Ben Miled, Nada Khomsi et Khalil Jegham. Cocréation et interprétation : Sondos Belhassen, Mahdi Chammem, Hichem Chebli, Bilal El Had, Maïté Minh Tâm Jeannolin, Senda Jebali, Feteh Khiari et Dorothée Munyaneza. Une production de A7LA5 vzw et L’Art Rue / Dream City et une coproduction du Festival de Marseille, de L’Art Rue (Tunis), de deSingel (Anvers), de l’Abu Dhabi Cultural Foundation, de C-Mine (Genk) et du Moussem Nomadic Arts Center (Anderlecht), avec le soutien du gouvernement flamand, présentée à l’Usine C dans le cadre du Festival TransAmériques du 25 au 27 mai 2023.
Créer de nouvelles histoires, voire une nouvelle réalité dans laquelle l’un·e est à l’écoute de l’autre, c’est ce que l’édition 2023 du Festival TransAmériques semble vouloir évoquer. Deux spectacles dont l’approche, le médium et même le public cible paraissent diamétralement opposés se rejoignent pourtant dans la réappropriation que fait chacun d’un imaginaire collectif pour proposer de nouvelles identités et de nouveaux modes d’être.
The Making of Pinocchio : Mise à nu et angles morts
Caroline Mangerel
Rosana Cade et Ivor MacAskill sont un couple, sur scène comme dans la vie. Iels en informent d’emblée le public et enchaînent sur le reste de leur biographie : leur origine (l’Écosse), leur âge (35 et 42 ans, respectivement), leur travail d’artiste de performance et, surtout, les tenants et aboutissants du processus de transition d’Ivor et Rosana à s’identifier comme personne non-binaire.
Pinocchio est la métaphore d’une métamorphose, celle d’un être qui veut devenir un vrai garçon, « a real boy ». À travers ce faux making-of, construit comme une version préliminaire d’un spectacle en cours d’élaboration, les artistes puisent dans l’imaginaire foisonnant de ce récit bien connu pour illustrer, de façon ludique et poignante, les enjeux de ce parcours semé d’embûches.
Réalisé en direct à l’aide de plusieurs caméras et d’objets variés dont la plupart s’emboîtent les uns dans les autres, le décor fait appel à de minutieux jeux de perspectives qui relèvent d’une véritable virtuosité. Un grand écran situé au premier plan montre souvent l’image qui se déroule sous un autre angle sur scène, créant des effets saisissants – filtres, familiarité avec le public ou, au contraire, pudeur de la caméra. On entrevoit de temps en temps un éclair de vulnérabilité qui, au fil du récit, devient le moteur véritable de l’action. La mise à nu, symbolique comme littérale, fait office de catharsis et permet de recommencer à construire le sens.
La pièce exploite de nombreux codes de la téléréalité. Les interprètes s’adressent souvent directement à la caméra, parfois sur le ton de la narration, parfois en dialoguant entre iels ou encore par le procédé du confessionnal. Brisant le quatrième mur, elle évoque également l’émission de variété, voire le conte pour enfants – en somme, des modes de participation de l’assistance qui engendrent une empathie irrésistible pour ces personnages sympathiques.
L’humour des dialogues est rehaussé par le jeu fantaisiste ainsi que par une bonne dose d’auto-dérision, notamment dans les gros plans et les mouvements de caméra qui sont autant de clins d’œil à un certain style d’émission de télévision kitsch. Cet humour aux facettes multiples offre une soupape à un sujet à la fois profondément intime et foncièrement social, que l’on devine difficile pour le couple, et c’est justement le contraste entre cette légèreté et cette gravité qui crée la formidable puissance évocatrice de ce spectacle.
The Making of Pinocchio
Création : Rosana Cade et Ivor MacAskill. Scénographie, accessoires et costumes : Tim Spooner. Son : Yas Clarke. Caméras : Jo Hellier. Lumières : Jo Palmer. Vidéo : Jo Hellier et Kirstin McMahon. Production : Nora Laraki et Mary Osborn – Artsadmin. Direction de production : Sorcha Stott-Strzala. Assistance régie : Rachel Gammon. Avec Rosana Cade, Ivor MacAskill, Rachel Gammon et Jo Hellier. Une production de Artsadmin, présentée en collaboration avec le Conservatoire d’art dramatique de Montréal au Théâtre rouge dans le cadre du Festival TransAmériques du 25 au 27 mai 2023.
Libya : Mémoire et métissage
Philippe Mangerel
Sur le parterre carré et blanc, autour duquel est réparti le public, des lignes de couleurs différentes dessinent trois triangles qui s’entrelacent comme de multiples croisées de chemins. C’est à cet endroit que les huit interprètes de Libya dessineront leurs allées et venues.
Car il est question de croisements dans cette chorégraphie. Radouan Mriziga, originaire de Marrakech, y synthétise ses trois derniers spectacles explorant l’identité des Imazighen (que l’on connaît davantage sous la dénomination de Berbères). On y trouve du hip-hop et de la danse contemporaine infusé·es dans des danses traditionnelles. S’y ajoutent des percussions (avec les mains et les pieds), des chants, des cris de ralliement et de la poésie.
Ici se crée un espace décolonial dans lequel on évacue les idéaux de performance, de hiérarchie et d’une conception linéaire et stratifiante de l’histoire. Ici, passé, présent et futur se mêlent. Suivant une structure circulaire, la pièce débute et se termine par un chant choral à la fois sombre et obsédant; tantôt tragique, tantôt épique, tantôt ludique – profondément émouvant.
Ici, chacun·e possède son propre langage chorégraphique, toujours à la frontière de différents styles, traditionnels et contemporains. Des phrases reviennent comme des leitmotivs, sont apprises, répétées, modifiées, déconstruites, oubliées pour mieux réapparaître ailleurs. Ces gestes éphémères s’ancrent malgré tout dans le corps des interprètes. Entre les danses en groupes, celles et ceux-ci ont l’occasion de montrer leur propre style (métissé de celui des autres) dans des solos qui évoquent, entre autres, la mythologie amazighe.
Ici, dans ce lieu qui n’en est pas un, surplombé par des panoramas de la Libye, entre désert, montagne et mer, les danseuses et les danseurs lient et délient leurs gestes dans un acte de passation, d’apprentissage et de cocréation d’une mémoire commune. Non pas la mémoire d’une tradition immuable, mais plutôt celle que l’on transmet, qui existe par l’échange avec l’autre, qui permet d’appréhender la vie dans sa continuité, dans son mouvement en spirale fait de retours, de mélanges et d’échappées vers l’avant.
Ample et fugace, l’œuvre de Mriziga laisse place à la méditation et à l’optimisme. Le regard se pose parfois sur une aire de jeu vide, ou bien sur un solo, un duo ou un chœur. Des figures se font et se défont avec fluidité, révélant la grande cohésion des artistes, leur connivence irrésistible. Ainsi tracent-iels la carte d’un monde nouveau qui appelle chacun·e à se redéfinir, sans toutefois s’oublier.
Libya
Idéation, chorégraphie, scénographie et lumières : Radouan Mriziga. Costumes : Anissa Aidia et Lila John. Poème : Asmaa Jama, I Fled this Realm. Assistance : Aïcha Ben Miled, Nada Khomsi et Khalil Jegham. Cocréation et interprétation : Sondos Belhassen, Mahdi Chammem, Hichem Chebli, Bilal El Had, Maïté Minh Tâm Jeannolin, Senda Jebali, Feteh Khiari et Dorothée Munyaneza. Une production de A7LA5 vzw et L’Art Rue / Dream City et une coproduction du Festival de Marseille, de L’Art Rue (Tunis), de deSingel (Anvers), de l’Abu Dhabi Cultural Foundation, de C-Mine (Genk) et du Moussem Nomadic Arts Center (Anderlecht), avec le soutien du gouvernement flamand, présentée à l’Usine C dans le cadre du Festival TransAmériques du 25 au 27 mai 2023.