Critiques

L’ombre : Matière grise et zones d’ombres

© Jean-François Hamelin

Artiste électron libre qui avance et crée sans complaisance au gré de ses intuitions, Marie Brassard s’est maintes fois démarquée par des œuvres introspectives explorant le caractère multiple et même paradoxal de la psyché humaine.

Forte de cette liberté, elle ne craint guère les incursions dans les tréfonds de l’âme humaine, là où la terreur rencontre l’imaginaire et le monde des possibles. Cette fois, on la retrouve comme cheffe d’orchestre et guide intergénérationnelle invisible, sorte de Mary Poppins gothique qui s’efface derrière une jeune cohorte d’interprètes émergent·es. Avec le spectacle multidisplinaire L’ombre, une coproduction du Rideau Vert et du Centre national des Arts, on retrouve des traces de son univers intérieur captivant et troublant qui se transmet dans les monologues de multiples personnages.

Une pièce « sans contrainte, libre et entière », qui entend « rendre hommage à l’ambiguïté et au doute, dans un siècle qui louange parfois à l’excès la clarté, la précision et les dogmes ». Voici comment nous est présenté le concept de L’ombre. Nous y retrouvons un objet inachevé et inégal qui, disons-le d’emblée, nous propulse sans carte routière dans diverses directions inquiétantes, dont plusieurs cul-de-sac.

Cette odyssée suit son cours sans jamais vraiment trouver une identité ou un filon qui permettrait au public de connecter émotionnellement avec les protagonistes.

© Jean-François Hamelin

Descendant·es du No Future

L’initiative est pourtant intéressante et créatrice de dialogues et d’occasions de rencontres, entre des mondes peu appelés à se croiser. Amalgamant son, lumière, gestuelle et voix, on y retrouve de très beaux tableaux qui offrent un vent de jeunesse au Théâtre du Rideau Vert (TRV), qui cette année célèbre ses 75 ans. De plus, en cette ère d’urgence climatique, réunir des jeunes créateurs et créatrices habité·es par l’angoisse de vivre et les spectateurs et spectatrices du TRV semble être un contre-emploi qui suggère un désir d’ouverture dans la réciprocité.

Difficile de résumer la proposition de L’ombre, tant sa ligne conductrice est difficile à cerner. Présence qui assure une certaine continuité, un coryphée (Marion Daigle), prend parole entre les monologues des interprètes, qui chacun·e son tour partage sa descente dans la nuit noire. Candide et androgyne, cette narratrice juxtapose des images de violence, d’apocalypse et de civilisation en péril, telle une sorte de Peter Pan qui se serait égaré dans un coin trouble du Métavers. Entre ses évocations d’accidents horribles, de tempêtes catastrophes, de pluies d’oiseaux et de fin du monde, se juxtaposent des tableaux dépeignant l’intériorité marquée de désespoir de chaque protagoniste.

De superbes passages, et même des signes d’épanouissement de talents prometteurs, se démarquent dans ces 80 minutes d’intensité opaque. La douce complainte poétique d’Ahlam Gholami, qui de manière très sincère et avec beaucoup d’émotion, chante le retour au bercail de celle qui a quitté et retrouve sa communauté, offre un rare moment de grâce et un peu de légèreté. Même chose pour le puissant chant d’Élodie Bégin, qui offre de la fureur de vivre à ce chœur éthéré qui plane au-dessus du monde et évoque le vent et les tempêtes comme voies de sortie d’un monde perdu d’avance.

Rappelant parfois le côté bric-à-brac de l’univers de Marc Drouin, parfois un spectacle de finissant·es maladroit·es, L’ombre est une ode triste aux angoisses d’une jeunesse post-pandémique. Une œuvre bien ancrée dans notre époque globale, nomade et souvent anomique, où les repères identitaires manquent à l’appel.

Certes, les temps actuels sont inquiétants. Raison de plus pour chercher un peu plus loin quelques traces de sens, plutôt que de se complaire dans les demi-teintes du brouillard d’un imaginaire refusant de quitter son nid dystopique. La génération de L’ombre n’est pas la première à se dire sans avenir. Pour continuer à vivre et trouver espoir et beauté, elle devra elle aussi enfiler sa lampe frontale, à défaut de rechercher à tout prix le réconfort dans des dogmes obsolètes.

© Jean-François Hamelin

L’ombre

Mise en scène et direction de création : Marie Brassard. Assistance à la mise en scène : Louis-Philippe Lussier. Dramaturgie : Daniel Canty. Musique et conception sonore : Alexander MacSween. Décors et accessoires : Antonin Sorel. Éclairages : Paul Chambers. Costumes : Julie Méalin. Distribution : Samuel Boulianne, Marion Daigle, Élodie Bégin, Ahlam Gholami, Stella Lemaine, Cassandre Loiselle, Charles-Olivier Maltais, David Noël et Kevin Pereira. Une coproduction du Théâtre français du Centre national des Arts et du Théâtre du Rideau Vert, en collaboration avec Infrarouge, présentée du 23 août au 9 septembre 2023 au Théâtre du Rideau Vert et du 28 au 30 septembre 2023 au Théâtre français du CNA.