Après une représentation interrompue dans la petite salle de l’Usine C, en mai dernier, à cause d’un pépin technique, j’ai pu enfin assister à ce spectacle radical signé Angela Konrad : Tableau final de l’amour, d’après le roman adapté pour la scène par son auteur, Larry Tremblay. Cette fois, la pièce a été transportée dans la salle principale du théâtre, où elle prend une dimension plus déclamatoire, peut-être, moins intimiste mais clairement dérangeante, dure, puissante.
L’œuvre est inspirée par la vie tumultueuse du peintre anglais Francis Bacon et par sa relation torturée avec son amant George Dyer, un voyou alcoolique, coureur de femmes, héroïnomane, s’étant introduit une nuit par effraction dans son atelier. L’existence excessive de ce dernier répond instantanément à l’impétuosité, à l’exacerbation de l’artiste, dont le processus de création naît du lien indissociable entre violence et jouissance, beauté et laideur, désir et répulsion. Il sera servi par cette rencontre, et n’hésitera pas à s’en servir, à son grand désespoir.
Ces deux êtres écorchés ont en commun une jeunesse abimée par l’abandon, l’abus, la détestation. Dans le cas de Bacon, son père, un soldat (« Il a fait la guerre, et la guerre l’a défait », dit-il) et dresseur de chevaux, haïssait ce « fils défectueux », « enfant perdant » qui, pour sa part, nourrissait un désir secret pour cet homme viril. L’adolescent sera défloré par le palefrenier du paternel, avant de partir se prostituer à Paris. Disant attendre depuis l’enfance un désastre, une catastrophe inéluctable, il n’aura de cesse de se battre avec ses obsessions.
Corps à corps sulfureux
Dans un décor blanc comme les murs d’un musée en attente d’accrochage, nous assistons à un impressionnant duo d’acteurs. Bien que le texte soit une longue narration au « tu », le peintre s’adressant a posteriori à son amour disparu, Samuel Côté assure une présence continue et inquiétante, bien que muette (parce que muette), aux côtés d’un Benoît McGinnis transfiguré par un personnage multifacette dont il révèle progressivement la profondeur et les tourments. Les deux comédiens, en partie dénudés, se tournent autour, se frôlent, se happent, se cabrent, luttent jusqu’à l’épuisement, alors que les mots disent l’ampleur de leur dévastation. McGinnis y mord férocement, les crachant parfois, le faciès tordu, déformé. Par moments, leurs voix enregistrées, alors que leurs lèvres miment les paroles entendues, créent un décalage étrange.
Habituée de se frotter à la matière littéraire, la metteuse en scène, Angela Konrad, a bien compris qu’il ne s’agit surtout pas d’illustrer ces propos. C’est par l’évocation et les symboles, jouant d’images en projection et de musiques parcimonieusement choisies qu’elle habille la représentation. Passages filmés où un cheval traverse la scène, s’arrête, regarde le public et ressort, où les bulldozers nazis remplissent les charniers, insupportables extraits heureusement floutés, alors que retentit le Requiem de Mozart. Un sceau de sang, des ruptures transitoires entre les tableaux qui se succèdent – grondement sonore, noirs, écrans s’élevant ou s’abaissant –, concourent à la force cérémoniale du spectacle.
Au-delà de l’histoire d’amour sadomasochiste entre les protagonistes, les mots crus, francs et pourtant pas dénués de poésie de Larry Tremblay expriment la quête picturale exigeante, jusqu’à l’extrême, d’un peintre dont l’œuvre ne laisse personne indifférent, qui souhaitait « montrer la chair qui vibre sous la peau ». La fin est particulièrement explicite lorsque Bacon, qui mesure, trop tard, l’attachement de son modèle, énonce : « Ta mort me révèle la réelle présence de ton corps. »
Texte et adaptation : Larry Tremblay. Mise en scène : Angela Konrad assistée de William Durbau. Scénographie et éclairages : Hugo Dalphond-Laporte assisté de Chloé Dépommier. Conception visuelle : Alexandre Desjardins assisté de Matteo Vieira. Conception sonore : Simon Gauthier. Avec Samuel Côté et Benoît McGinnis. Une production de LA FABRIK présentée à l’Usine C du 5 au 16 septembre 2023.
Après une représentation interrompue dans la petite salle de l’Usine C, en mai dernier, à cause d’un pépin technique, j’ai pu enfin assister à ce spectacle radical signé Angela Konrad : Tableau final de l’amour, d’après le roman adapté pour la scène par son auteur, Larry Tremblay. Cette fois, la pièce a été transportée dans la salle principale du théâtre, où elle prend une dimension plus déclamatoire, peut-être, moins intimiste mais clairement dérangeante, dure, puissante.
L’œuvre est inspirée par la vie tumultueuse du peintre anglais Francis Bacon et par sa relation torturée avec son amant George Dyer, un voyou alcoolique, coureur de femmes, héroïnomane, s’étant introduit une nuit par effraction dans son atelier. L’existence excessive de ce dernier répond instantanément à l’impétuosité, à l’exacerbation de l’artiste, dont le processus de création naît du lien indissociable entre violence et jouissance, beauté et laideur, désir et répulsion. Il sera servi par cette rencontre, et n’hésitera pas à s’en servir, à son grand désespoir.
Ces deux êtres écorchés ont en commun une jeunesse abimée par l’abandon, l’abus, la détestation. Dans le cas de Bacon, son père, un soldat (« Il a fait la guerre, et la guerre l’a défait », dit-il) et dresseur de chevaux, haïssait ce « fils défectueux », « enfant perdant » qui, pour sa part, nourrissait un désir secret pour cet homme viril. L’adolescent sera défloré par le palefrenier du paternel, avant de partir se prostituer à Paris. Disant attendre depuis l’enfance un désastre, une catastrophe inéluctable, il n’aura de cesse de se battre avec ses obsessions.
Corps à corps sulfureux
Dans un décor blanc comme les murs d’un musée en attente d’accrochage, nous assistons à un impressionnant duo d’acteurs. Bien que le texte soit une longue narration au « tu », le peintre s’adressant a posteriori à son amour disparu, Samuel Côté assure une présence continue et inquiétante, bien que muette (parce que muette), aux côtés d’un Benoît McGinnis transfiguré par un personnage multifacette dont il révèle progressivement la profondeur et les tourments. Les deux comédiens, en partie dénudés, se tournent autour, se frôlent, se happent, se cabrent, luttent jusqu’à l’épuisement, alors que les mots disent l’ampleur de leur dévastation. McGinnis y mord férocement, les crachant parfois, le faciès tordu, déformé. Par moments, leurs voix enregistrées, alors que leurs lèvres miment les paroles entendues, créent un décalage étrange.
Habituée de se frotter à la matière littéraire, la metteuse en scène, Angela Konrad, a bien compris qu’il ne s’agit surtout pas d’illustrer ces propos. C’est par l’évocation et les symboles, jouant d’images en projection et de musiques parcimonieusement choisies qu’elle habille la représentation. Passages filmés où un cheval traverse la scène, s’arrête, regarde le public et ressort, où les bulldozers nazis remplissent les charniers, insupportables extraits heureusement floutés, alors que retentit le Requiem de Mozart. Un sceau de sang, des ruptures transitoires entre les tableaux qui se succèdent – grondement sonore, noirs, écrans s’élevant ou s’abaissant –, concourent à la force cérémoniale du spectacle.
Au-delà de l’histoire d’amour sadomasochiste entre les protagonistes, les mots crus, francs et pourtant pas dénués de poésie de Larry Tremblay expriment la quête picturale exigeante, jusqu’à l’extrême, d’un peintre dont l’œuvre ne laisse personne indifférent, qui souhaitait « montrer la chair qui vibre sous la peau ». La fin est particulièrement explicite lorsque Bacon, qui mesure, trop tard, l’attachement de son modèle, énonce : « Ta mort me révèle la réelle présence de ton corps. »
Tableau final de l’amour
Texte et adaptation : Larry Tremblay. Mise en scène : Angela Konrad assistée de William Durbau. Scénographie et éclairages : Hugo Dalphond-Laporte assisté de Chloé Dépommier. Conception visuelle : Alexandre Desjardins assisté de Matteo Vieira. Conception sonore : Simon Gauthier. Avec Samuel Côté et Benoît McGinnis. Une production de LA FABRIK présentée à l’Usine C du 5 au 16 septembre 2023.