Critiques

Mains moites : Y a-t-il une œuvre dans la salle ?

© Angelo Barsetti

Brigitte Haentjens, metteure en scène, Catherine Gaudet, chorégraphe, Francis Ducharme, interprète – trois léviathans des arts vivants québécois se réunissent dans la Salle Orange de l’édifice Wilder pour présenter une pièce sur le mythe du héros tragique. Quel programme ! La prémisse est alléchante, excitante, mystérieuse, on s’y précipite !

Disons-le sans plus tarder : ça dérape. L’objet diffère entièrement de ce qui a bien voulu être montré au préalable. A-t-on pour autant été leurré·e, entraîné·e dans un piège ? A-t-on pour autant été induit·e en erreur ?

Voyons un peu de quoi tout cela sera fait, peu importe l’ordre puisque chaque soirée sera différente. Il est certain que la plupart des gens présents finiront par s’asseoir – c’est un élément décisif même, les chaises ; il est prévu qu’une fanfare surgisse à un moment ou à un autre ; il est possible que l’on interagisse avec le performeur d’une façon ou d’une autre. La seule chose qui paraît absolument sûre est que l’ensemble de l’espace, et tout ce qu’il contient, sera livrée aux lubies et à l’énergie incommensurable de Ducharme pendant environ une heure et demie.

Alors que le public attend d’entrer dans la salle, l’interprète, toujours suivi par un caméraman, sort avec une boîte pleine de programmes jaunes qu’il demande de faire passer et de lire. Sur la couverture, le titre du spectacle, Mains moites, est barré. Pièce dans la pièce ? Le doute s’installe.

© Mathieu Verreault

Table rase

À l’intérieur, deux mots. Le premier, signé Haentjens et Gaudet, explique qu’elles ont « laissé les rênes à Francis ». L’autre, de Ducharme, explique : « Je ne sais pas ce qui se passera ce soir. J’ai rien et tout préparé. » Quand les portes s’ouvrent, c’est le performeur qui scanne les billets ou les empoche. Dans la salle, vivement éclairée, il n’y a rien, ou si peu : quelques papillons Post-it çà et là, près de la fenêtre un lieu qui ressemble à un nid (lit, vêtements, objets épars, bâtons d’encens fumants). Rien n’est défini, à chacun·e de trouver sa place.

Débute alors un étrange exercice de création et de délimitation de l’aire de jeu. On tracera à terre un carré (ou autre), l’artiste amènera des chaises, puis apparaîtront des gradins. Il répétera ad infinitum les mêmes gestes, se moquera de lui-même, s’emportera, effacera… Dans ce lieu où toutes les personnes présentes sont à la fois celles qui agissent et celles qui observent, se pose la question de la spécificité du performeur, de sa légitimité.

Le talent et le charisme de Ducharme ne sont plus à prouver. On s’en rend compte en ayant le plaisir de le voir évoluer de près, les yeux dans les yeux. La maîtrise physique, toute l’attitude de son visage, le rythme qu’il donne à ses actions, les étapes par lesquelles on voit les émotions s’enfoncer en lui pour transparaître dans sa stature et dans ses traits, tout cela ruisselle et brûle à fleur de peau. L’homme est au travail, un travail absurde et répétitif, et, en fin de compte, tout cela semble bien ne mener à rien. Décline-t-il là les différents défauts et qualités du personnage tragique, élevé par ses choix et miné par son destin ? Ou bien jette-t-il bas trois ans de création rigoureuse dans une volonté d’annihilation des conventions et des règles ? Bref : doit-on, ou non, le croire ?

Avis aux personnes peu désireuses d’assister à une pièce participative : ce spectacle n’est pas pour vous. Ce serait néanmoins rater une drôle d’expérience qui, plutôt que d’explorer la gêne causée par la rupture du quatrième mur et de tester les limites de la patience du public, entraîne la naissance de liens forts, et parfois fort intimes, entre les différent·es participant·es. À force d’abattre les frontières, l’illusion s’effondre et tout devient possible. Plutôt que de se retrouver face à un héros plus grand que nature, viril et sculptural, c’est un homme parmi les autres, tantôt grandiloquent, tantôt ténébreux, tantôt exaltant, tantôt ennuyeux, auquel on se retrouve confronté·e.

Mains moites

Chorégraphie et mise en scène : Catherine Gaudet et Brigitte Haentjens. Direction de production : Mégane Trudeau. Conception sonore et musicale : Thomas Furey. Scénographie et accessoires : Julie Measroch. Éclairages : Martin Sirois. Direction technique et régie : François Marceau. Costumes : Marilène Bastien. Vidéo : Gabriel-Antoine Roy. Avec Francis Ducharme. Une coproduction de l’Agora de la danse, de la Compagnie Catherine Gaudet et de Sibyllines présentée à l’Agora de la danse du 6 au 14 septembre 2023.