En 2011, Les Mutants ramenaient sur les bancs d’école de jeunes trentenaires pour sonder leurs acquis et interroger leur désengagement, notamment face aux idéaux hérités de la Révolution tranquille. Douze ans plus tard, Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux de La Banquette Arrière convoquent à nouveau cette cohorte, maintenant dans la quarantaine, pour un autre examen de « graduation » – ou de conscience. La dizaine d’élèves doit se livrer à une série d’épreuves au terme de laquelle ils et elles seront aptes à poursuivre leur parcours. Un peu dépassée par les nouvelles mutations socioéconomiques (le rêve inaccessible de la retraite dorée), les incitations d’hier se heurtant à celles d’aujourd’hui (profiter pleinement de sa vie/s’ancrer dans le moment présent), l’énergique bande, en partie renouvelée pour faire place à la diversité culturelle, n’a rien perdu de sa « vitalité », comme le souligne fièrement une candidate, se prêtant au jeu avec une motivation féroce.
Dans un beau désordre, passant allègrement du chahut à la discipline, les élèves suivent les consignes, déplacent tables et bancs de cafétéria, et prennent place dans la file, piaffant d’impatience, en attendant leur tour. Toute la distribution est excellente. La mise en scène de Sylvain Bélanger, toujours en mouvement et réglée comme une chorégraphie, offre de réjouissants mouvements d’ensemble de ces êtres tantôt galvanisés, tantôt essoufflés à force de vouloir bien faire.
Devenir immortel·les
On se demande d’abord après quoi chacun·e court, à la fois encouragé·e par le groupe et jugé·e par lui, en compétition avec soi et avec les autres, dans une comparaison parfois douloureuse. Des exercices récurrents viennent échauffer la classe, qui accueille l’annonce de chacun d’eux par des cris de joie. Le public finit par en connaître les règles et voit ainsi revenir, avec malaise et empathie, l’interrogation portant sur ce que chacun·e a pris au monde et lui a laissé, mettant au jour le legs incertain de cette génération, la fragilité de ses certitudes. Celle-ci affleure également quand il leur faut répondre aux questions : « Qu’est-ce qui est intact en toi ? » et «Qu’est-ce qui évolue en toi ? » Les aveux candides côtoient l’introspection véritable ; mais y a-t-il, ici, de bonnes ou de mauvaises réponses ?
À côté, certaines activités paraissent légères, telle cette joute où les élèves doivent, deux par deux, soutenir le regard de l’autre, l’échec ou la victoire tenant à un bref moment de faiblesse. Toutefois, si cette épreuve fait partie de l’examen des habiletés requises pour évoluer dans le monde des adultes, on peut imaginer les rapports de pouvoir injustes, voire puérils, qui y prévalent. D’autres exercices nous font aussi rire jaune, comme « Je m’adapte », où l’examiné·e doit exposer une compétence de survie, dans un esprit de scoutisme nouveau genre lié à l’anxiété climatique : manier l’arbalète pour chasser et se nourrir (sérieuse et drolatique Anne-Marie Levasseur), faire face aux éclairs (Sébastien Dodge, d’un didactisme comique), aux vents (Sophie Cadieux, à l’anxiété palpable) ou aux agresseurs grâce à l’autodéfense (hilarant Mathieu Gosselin).
L’espace manque ici pour évoquer tous les tableaux, ludiques ou cruels, lorsqu’ils exposent les principes compétitifs qui sous-tendent non seulement l’école, mais plusieurs rouages sociaux. Ainsi, lors du duel des bonnes actions entre Nicolas (Michon) et Anne-Marie, le premier l’emporte sur la seconde grâce à un montage d’images racoleuses de lui-même, contre lesquelles les nombreuses expériences de bénévolat de la jeune femme, énumérées et non montrées, ne peuvent rivaliser. Plus loin, un exposé sur le phénomène de « l’extimité » vient confirmer le rôle de l’image dans l’étalage impudique de soi sur les réseaux sociaux.
Si la question nationale, au cœur de la première mouture (cf. Philippe Couture, Jeu 139, 2011.2, p. 95-103), fait encore partie de l’évaluation – le « projet révolutionnaire » proposé par Simon (Rousseau) étant que le Québec devienne le 51e état américain pour acquérir sa pleine autonomie –, le wokisme, le genre, l’environnement et la crise du logement figurent désormais parmi les préoccupations qui jalonnent le spectacle. Il faut préciser que cette manière d’état des lieux ou de bilan est illustrée d’une pléthore de citations, corpus hétéroclite de courtes assertions ou d’extraits livresques, qui pioche dans l’histoire et dans l’actualité, de Tagore à Annie Ernaux, en passant par Hubert Aquin, Sophie Calle et Vincent d’Occupation double ! Le public est joyeusement étourdi par le cumul de références, qui participe à une esthétique de trop-plein bien assumée. Et puis, surprise : dans cette classe laissée à elle-même, sans maître, un vrai professeur monte sur scène pour partager sa vision de l’enseignement : cette intrusion du réel apparaît comme une citation supplémentaire, recueillie en direct. À cela s’ajoutent des archives visuelles (très amusant reportage radio-canadien sur les premiers ordinateurs personnels et les prémices du télétravail), des clins d’œil culturels, et j’en passe…
Par moments, on voudrait réclamer une trêve, à tout le moins un peu d’élagage. Mais qu’à cela ne tienne : la tension fiévreuse de cette cohorte nous attache, solidairement, à ses efforts émouvants pour apprendre, réussir, correspondre à ce qu’on attend d’elle, laisser sa trace. La puissante finale est une réussite en soi : les paroles de Loud, « Je voudrais devenir immortel avant de mourir », font écho à la quête de sens de ces nouveaux et nouvelles Mutant·es, avant que soient enfilés vaille que vaille en un ballet fébrile les habits de bal et que la photo de groupe se charge, justement, de les immortaliser… avec leurs imperfections. Jusqu’à la prochaine décennie ? On se le souhaite !
Texte : Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux. Mise en scène : Sylvain Bélanger, assisté de Jean Gaudreau. Mise en espace : Jean Verville, assisté d’Antoine Mahié. Lumière : André Rioux. Environnement sonore : Navet Confit. Vidéos : Dominique Hawry. Costumes : Cynthia St-Gelais, assisté de Juliette Dubé-Tyler. Accessoires : Marie-Jeanne Rizkallah. Mouvement : Claudia Chan Tak. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Avec Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Sébastien Dodge, Rose-Maïté Erkoreka, Mathieu Gosselin, Sharon Ibgui, Anne-Marie Levasseur, Lise Martin, Nicolas Michon, Olivia Palacci, Éric Paulhus et Simon Rousseau. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de La Banquette Arrière, présenté à la salle Michelle-Rossignol du 18 septembre au 14 octobre 2023.
En 2011, Les Mutants ramenaient sur les bancs d’école de jeunes trentenaires pour sonder leurs acquis et interroger leur désengagement, notamment face aux idéaux hérités de la Révolution tranquille. Douze ans plus tard, Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux de La Banquette Arrière convoquent à nouveau cette cohorte, maintenant dans la quarantaine, pour un autre examen de « graduation » – ou de conscience. La dizaine d’élèves doit se livrer à une série d’épreuves au terme de laquelle ils et elles seront aptes à poursuivre leur parcours. Un peu dépassée par les nouvelles mutations socioéconomiques (le rêve inaccessible de la retraite dorée), les incitations d’hier se heurtant à celles d’aujourd’hui (profiter pleinement de sa vie/s’ancrer dans le moment présent), l’énergique bande, en partie renouvelée pour faire place à la diversité culturelle, n’a rien perdu de sa « vitalité », comme le souligne fièrement une candidate, se prêtant au jeu avec une motivation féroce.
Dans un beau désordre, passant allègrement du chahut à la discipline, les élèves suivent les consignes, déplacent tables et bancs de cafétéria, et prennent place dans la file, piaffant d’impatience, en attendant leur tour. Toute la distribution est excellente. La mise en scène de Sylvain Bélanger, toujours en mouvement et réglée comme une chorégraphie, offre de réjouissants mouvements d’ensemble de ces êtres tantôt galvanisés, tantôt essoufflés à force de vouloir bien faire.
Devenir immortel·les
On se demande d’abord après quoi chacun·e court, à la fois encouragé·e par le groupe et jugé·e par lui, en compétition avec soi et avec les autres, dans une comparaison parfois douloureuse. Des exercices récurrents viennent échauffer la classe, qui accueille l’annonce de chacun d’eux par des cris de joie. Le public finit par en connaître les règles et voit ainsi revenir, avec malaise et empathie, l’interrogation portant sur ce que chacun·e a pris au monde et lui a laissé, mettant au jour le legs incertain de cette génération, la fragilité de ses certitudes. Celle-ci affleure également quand il leur faut répondre aux questions : « Qu’est-ce qui est intact en toi ? » et «Qu’est-ce qui évolue en toi ? » Les aveux candides côtoient l’introspection véritable ; mais y a-t-il, ici, de bonnes ou de mauvaises réponses ?
À côté, certaines activités paraissent légères, telle cette joute où les élèves doivent, deux par deux, soutenir le regard de l’autre, l’échec ou la victoire tenant à un bref moment de faiblesse. Toutefois, si cette épreuve fait partie de l’examen des habiletés requises pour évoluer dans le monde des adultes, on peut imaginer les rapports de pouvoir injustes, voire puérils, qui y prévalent. D’autres exercices nous font aussi rire jaune, comme « Je m’adapte », où l’examiné·e doit exposer une compétence de survie, dans un esprit de scoutisme nouveau genre lié à l’anxiété climatique : manier l’arbalète pour chasser et se nourrir (sérieuse et drolatique Anne-Marie Levasseur), faire face aux éclairs (Sébastien Dodge, d’un didactisme comique), aux vents (Sophie Cadieux, à l’anxiété palpable) ou aux agresseurs grâce à l’autodéfense (hilarant Mathieu Gosselin).
L’espace manque ici pour évoquer tous les tableaux, ludiques ou cruels, lorsqu’ils exposent les principes compétitifs qui sous-tendent non seulement l’école, mais plusieurs rouages sociaux. Ainsi, lors du duel des bonnes actions entre Nicolas (Michon) et Anne-Marie, le premier l’emporte sur la seconde grâce à un montage d’images racoleuses de lui-même, contre lesquelles les nombreuses expériences de bénévolat de la jeune femme, énumérées et non montrées, ne peuvent rivaliser. Plus loin, un exposé sur le phénomène de « l’extimité » vient confirmer le rôle de l’image dans l’étalage impudique de soi sur les réseaux sociaux.
Si la question nationale, au cœur de la première mouture (cf. Philippe Couture, Jeu 139, 2011.2, p. 95-103), fait encore partie de l’évaluation – le « projet révolutionnaire » proposé par Simon (Rousseau) étant que le Québec devienne le 51e état américain pour acquérir sa pleine autonomie –, le wokisme, le genre, l’environnement et la crise du logement figurent désormais parmi les préoccupations qui jalonnent le spectacle. Il faut préciser que cette manière d’état des lieux ou de bilan est illustrée d’une pléthore de citations, corpus hétéroclite de courtes assertions ou d’extraits livresques, qui pioche dans l’histoire et dans l’actualité, de Tagore à Annie Ernaux, en passant par Hubert Aquin, Sophie Calle et Vincent d’Occupation double ! Le public est joyeusement étourdi par le cumul de références, qui participe à une esthétique de trop-plein bien assumée. Et puis, surprise : dans cette classe laissée à elle-même, sans maître, un vrai professeur monte sur scène pour partager sa vision de l’enseignement : cette intrusion du réel apparaît comme une citation supplémentaire, recueillie en direct. À cela s’ajoutent des archives visuelles (très amusant reportage radio-canadien sur les premiers ordinateurs personnels et les prémices du télétravail), des clins d’œil culturels, et j’en passe…
Par moments, on voudrait réclamer une trêve, à tout le moins un peu d’élagage. Mais qu’à cela ne tienne : la tension fiévreuse de cette cohorte nous attache, solidairement, à ses efforts émouvants pour apprendre, réussir, correspondre à ce qu’on attend d’elle, laisser sa trace. La puissante finale est une réussite en soi : les paroles de Loud, « Je voudrais devenir immortel avant de mourir », font écho à la quête de sens de ces nouveaux et nouvelles Mutant·es, avant que soient enfilés vaille que vaille en un ballet fébrile les habits de bal et que la photo de groupe se charge, justement, de les immortaliser… avec leurs imperfections. Jusqu’à la prochaine décennie ? On se le souhaite !
Les Mutant·es
Texte : Sylvain Bélanger et Sophie Cadieux. Mise en scène : Sylvain Bélanger, assisté de Jean Gaudreau. Mise en espace : Jean Verville, assisté d’Antoine Mahié. Lumière : André Rioux. Environnement sonore : Navet Confit. Vidéos : Dominique Hawry. Costumes : Cynthia St-Gelais, assisté de Juliette Dubé-Tyler. Accessoires : Marie-Jeanne Rizkallah. Mouvement : Claudia Chan Tak. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Avec Amélie Bonenfant, Sophie Cadieux, Sébastien Dodge, Rose-Maïté Erkoreka, Mathieu Gosselin, Sharon Ibgui, Anne-Marie Levasseur, Lise Martin, Nicolas Michon, Olivia Palacci, Éric Paulhus et Simon Rousseau. Une création du Centre du Théâtre d’Aujourd’hui et de La Banquette Arrière, présenté à la salle Michelle-Rossignol du 18 septembre au 14 octobre 2023.