Critiques

Une pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction : Rapiécer notre monde en lambeaux

© Andrée Lanthier

La crise climatique, l’anthropocène, la planète éplorée, toutes ces espèces en voie de disparition, l’écoanxiété… Les angoisses de l’heure ont peu à offrir à quiconque souhaiterait créer une pièce de théâtre porteuse d’espoir. Face au cauchemar, il semble en fait beaucoup plus sensé de déclarer forfait ou de se replier dans la peur, la honte, le sarcasme ou, pire, le déni. La dramaturge et traductrice Sarah Jane Moloney a néanmoins accompli avec brio le tour de force de transformer le chaos en offrande lumineuse, avec Une pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction, de Miranda Rose Hall, dont la traduction française (par Moloney) est à l’affiche de la Petite Licorne.

Cette dose de candeur ludique, éducative et rassembleuse, sur un monde où les informations quotidiennes ne cessent de nous terrifier, propose un baume à nos âmes meurtries par la peur de demain et à notre culpabilité collective d’avoir bien malgré nous été complices de notre autodestruction. Toutefois, contrairement à la pièce L’Ombre qui, le mois dernier, enrobait d’un nuage gris d’apocalypse la scène du Rideau Vert, Une pièce pour les vivant·e·x·s… échappe à l‘attrait du scabreux et du cauchemardesque, optant plutôt pour l’humour et la science, afin de mieux décrypter ce qui fait trembler de peur les nouvelles générations.

© Andrée Lanthier

Hommage aux petites chauves-souris brunes

Portée avec aplomb par Fabiola Nyrva Aladin, cette courte prestation scénique d’à peine une heure se révèle pourtant riche en émotions, en réflexions, en prises de conscience et même en occasions de se réconcilier avec nous-mêmes et avec nos semblables. Sans licorne ni arc-en-ciel, la pièce dispense une leçon magistrale sur l’évolution de notre planète bleue, alliant biologie, écologie, épigénétique, géologie, études critiques sur la race, économie politique… Bref, il s’agit d’un plaidoyer pour un monde plus empathique et sensible, où la gratitude pour nos vies si précieuses et fragiles et le respect de tous les vivant·es auraient préséance sur l’appât du gain, l’exploitation des plus vulnérables, le racisme et l’égoïsme dont s’est trop longtemps abreuvé l’homo sapiens.

En solo sur la scène intimiste de la Petite Licorne, Fabiola Nyrva Aladin nous entraîne sans effort dans le foisonnant imaginaire d’une artiste qui se retrouve bien malgré elle contrainte à remplacer deux comédiennes, pour clore une série de spectacles fictifs sur le thème des extinctions de masse. Dans le rôle d’une dramaturge forcée de monter sur scène, elle décide de puiser dans les fruits de ses recherches et dans ses constats pour construire un monologue qui se situe entre une présentation magistrale et un one woman show.

As de l’impro, enseignante et comédienne aguerrie, Fabiola Nyrva Aladin impose tout naturellement sa présence chaleureuse et ouverte aux interactions avec le public. Une telle prestance s’avère essentielle pour transmettre avec sincérité ce texte touffu et multidimensionnel. Juxtaposant les niveaux de narration – didactique, poétique, métaphorique – elle nous parle du temps profond, de sa tristesse infinie pour la disparition imminente des petites chauves-souris brunes, de l’impact des traumas intergénérationnels sur les êtres humains, des inégalités socioéconomiques qui ont un impact sur l’espérance de vie des siens…

© Andrée Lanthier

Prendre soin les un·es des autres

Le public est maintes fois interpellé par Aladin, qui épouse son rôle de pédagogue sans aucune agressivité, mais avec une dose parfaite de souci pour la cause qu’elle défend : le besoin de retrouver un sens de la communauté et de cesser de se détruire, pour plutôt prendre soin des arbres, des animaux, de l’eau, de nos semblables.

La comédienne réussit sans effort à nous garder captif de ses allers-retours entre ses angoisses intimes face à la mort et son inquiétude profonde pour la disparition du vivant. Elle a fait ses recherches : elle explique pourquoi les habitant·es de son quartier natal ont 10 ans de moins à vivre que ceux et celles du district voisin, pour des questions d’appartenance raciale, d’opportunités économiques, d’accès aux ressources…

La théorie devient des faits incarnés, à travers cet enchevêtrement d’histoires qui nous touchent et nous sensibilisent au devenir de notre monde à jamais modifié par 200 ans d’industrialisation et d’économie extractive. Ultimement, cette courte pièce nous invite à nous soigner et poursuivre, heureux, attentifs et bienveillants, notre marche collective vers la mort. Une mission à la fois libératrice et d’une grande mélancolie.

Tous et toutes, jeunes et moins jeunes, en sortons plus éveillé·e·x·s.

Une pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction

Texte : Miranda Rose Hall. Traduction : Sarah Jane Moloney. Mise en scène : Rose Plotek. Interprétation : Fabiola Nyrva Aladin. Assistance à la mise en scène : Elyse Quesnel. Décor et costumes : Julie Fox. Éclairages : Paul Chambers. Assistance aux éclairages : Manon Pocq-Saint-Jean. Musique et conception sonore : Jesse Peter Ash. Une production du Théâtre Centaur en codiffusion avec La Manufacture, présentée à la Petite Licorne du 18 septembre au 12 octobre 2023.