Critiques

Un reel ben beau, ben triste : Violence familiale

© Eve B. Lavoie

La reprise, 45 ans après sa création, de cette pièce très dure venue du fin fond de la campagne abitibienne, constitue un événement en soi. L’autrice, Jeanne-Mance Delisle, dont l’œuvre théâtrale – et romanesque – brille par sa rareté et sa puissance dévastatrice, a eu l’audace, à une époque où ce n’était pas de mise, de nommer l’innommable en plongeant dans le quotidien sordide d’êtres empêtrés dans une pauvreté beaucoup plus grande que monétaire. Ses mots sont pesés, crus, les situations décrites sans issue, et Un reel ben beau, ben triste porte toute la folie et le désespoir d’une famille meurtrie, écrasée par la violence d’un père qui est aussi celle de sa société.

On l’a souvent qualifiée de pièce coup-de-poing et, le soir de la première, la tension dramatique sur la scène et le silence dans la salle étaient palpables du début à la fin. Ce dernier entrecoupé cependant d’éclats de rire nerveux, car l’humour affleure aussi, fusant des personnages aux moments les plus insoutenables, désamorçant, si peu, l’horreur prévisible du dénouement. La figure paternelle, Tonio Morin, domine son clan formé par sa femme, Laurette, ancienne institutrice, ses trois filles, Pierrette, Colette et Simone – l’aînée, Réjane, ayant quitté le foyer familial pour se marier – et son fils, Gérald, alias Ti-Fou, « arriéré mental, mais pas idiot », précisent les didascalies.

Le père est un ivrogne sexuellement pervers, sans emploi qui, en plus de ne pas subvenir aux besoins des siens, impose sa loi par la surveillance et les interrogatoires répétés; non seulement il commet l’adultère avec sa fille, mais couraille aussi à l’extérieur, en agressant notamment les jeunes femmes autochtones au bar du village. Il entraîne son fils, son cher Ti-Fou, à prendre la relève en son absence pour battre ses sœurs quand elles sont trop « tannantes ». La mère, impuissante à réagir à ses propos et à son comportement, choisi de se taire pour défendre ses enfants, mais sa rage éclatera tôt ou tard. Trop tard, en fait, pour éviter la tragédie.

© Eve B. Lavoie

Un inconfort dérangeant

Sur la scène dégagée, qui paraît trop vaste et éclairée pour le sombre huis clos qui se prépare, des chaises et une table qu’on déplace, un poêle à bois, quelques accessoires sont de rares éléments composant le décor. Ce choix du dénuement nous éloigne d’une bête reproduction réaliste, dont la mise en place n’est pourtant pas exempte. Les transitions entre les tableaux, où les interprètes modifient l’agencement scénique en gestes lents et mesurés, invitent au recueillement d’un cérémonial funèbre. Ajoutons une bande sonore évocatrice – signée Éric Normand – où se marient la stridence d’un violon qui écorche l’ouïe et les bruits naturels (grillons, chouettes, poules qui jacassent, chiens qui jappent, train qui passe…), très efficace.

Les répliques éclatent, implacables, entre les protagonistes et créent un inconfort certain, en raison du portrait social d’une époque qu’on voudrait croire révolue, mais dont certains faits divers nous rappellent qu’il en subsiste des relents. On peut déplorer un manque de nuances dans l’incarnation du père, bien campé, volontaire, agressif et grossier, mais semblant n’avoir qu’une corde à son violon, comme celui qu’il offre en cadeau à son fils… Les autres interprètes, à commencer par Nathalie Mallette, dont la sévérité de la mère révèle la grande impuissance, et Christophe Payeur, offrant un Ti-Fou inquiétant et crédible, sont justes et s’investissent avec force dans ces personnages accablés par leur réalité.

© Eve B. Lavoie

Un reel ben beau, ben triste

Texte : Jeanne-Mance Delisle. Mise en scène : Marc Béland, assisté par Pascale D’Haese. Décor : Charlotte Rouleau. Costumes : Fany McCrae. Éclairages : Cédric Delorme-Bouchard. Musique : Éric Normand. Accessoires : Éliane Fayad. Maquillages : Sylvie Rolland Provost. Avec Frédéric Boivin, Ève Duranceau, Jimmy Jean, Sarah Laurendeau, Jean-Sébastien Lavoie, Gabrielle Lessard, Nathalie Malette, Benoît Maufette et Christophe Payeur. Une production du Théâtre du Rideau Vert, présentée du 27 septembre au 28 octobre 2023.