JEU des 5 questions

Cinq questions à Michelle Parent, dramaturge et metteuse en scène

© Julie Artacho

Fondatrice du Pirata Théâtre, Michelle Parent a développé une écriture tissant des liens entre le réel et les arts. Elle provoque des rencontres entre interprètes professionnels ou non, rencontres qui sont fabriquées de référents populaires, de culture pop, de matériaux issus du réel et d’artéfacts de notre rapport au monde. L’espèce fabulatrice est la troisième pièce d’un cycle portant sur l’effondrement du vivant après Comment épouser un milliardaire et 100 secondes avant minuit.

La nouvelle expression à la mode « l’adaptation climatique » signifie-t-elle qu’on ne croit plus vraiment à l’avenir de la planète ?

La cause environnementale, ça fait longtemps qu’elle a été abandonnée par les instances qui ont le pouvoir de faire réellement la différence puisqu’elles le savaient tout autant qu’elles savaient qu’un mur approchait. C’est annoncé depuis 50 ans. Prenons juste les objectifs des accords de Paris pour limiter le réchauffement à 1,5 degré : il a été sciemment abandonné. Actuellement, si les efforts restent tels quels, on se dirige vers un monde à 2,7 degrés de plus, ce qui serait chaotique. Ensuite, il y a le mot « adaptation » : on sent tous sans l’admettre concrètement qu’on entre dans une période charnière où nous devrons vivre avec une réalité autre que celle avec laquelle nous avons vécu jusqu’à maintenant. Je pense aussi que nous avons de moins en moins de marge de manœuvre quant au niveau d’adaptation que la crise environnementale va commander pour nous, êtres humains, et nos modes de vie actuels. On a parlé longtemps de « sobriété énergétique » sans prendre ce virage. Ce sera plutôt une expérience digne d’un « sevrage » à laquelle nous serons confrontés que ce soit choisi ou imposé par la force de la nature. L’expression « adaptation climatique » telle qu’utilisée actuellement est biaisée parce qu’elle parle de circonstances se rapportant davantage à une réactivité de survie face à des désastres (incendies, crues des eaux, tornades, etc). C’est comme si on ne plongeait pas vraiment dans le fait de s’adapter pour juste subir et réagir sur le coup. Ce qui me dérange dans la façon que les puissants utilisent l’expression, c’est que c’est toujours dans une vision technique où l’adaptabilité demanderait une réponse technique, sous-entendant que des solutions techniques vont venir sauver d’abord nos modus operandi capitalistes plutôt que l’environnement. L’expression sous-entend que pour le moins qu’on soit chanceux – si on a le privilège de ne pas être directement frappé par un événement climatique extrême nous n’aurons pas à changer. Ce leurre empêche, selon moi, la réelle adaptation qui nous permettrait de faire tout ce qu’il faut pour sauver ce que l’on peut encore sauver. Nancy Huston, dans l’essai qui a été la bougie d’allumage de notre création, cerne bien, selon moi, le fait que pour les humains, le mécanisme d’adaptation passe par notre capacité à générer du sens. Ne pas assumer le fait que les prochaines années risquent d’être dures, empêchent ce mécanisme. Pour créer du sens dans ce cas-ci, il faut passer par la case des émotions troubles, voir de la crise existentielle et des deuils afin de pouvoir se demander réellement ce que l’on veut sauver et ressentir la connexion intérieure et puis l’élan pour faire ce qu’il faut. Je pense qu’il faut se préparer mentalement, et s’ouvrir avec notre imaginaire, notre psyché, nos pensées, nos philosophies de vie ou notre spiritualité à la fin d’un monde et le début d’un autre. Cet autre monde, du moins pour l’espèce humaine, dépend de ce que nous ferons aujourd’hui et de notre posture dans les années qui viennent.

L’appel à des interprètes qui ont vécu des effondrements personnels montre-t-il que la résilience humaine peut servir à trouver des solutions pour la survie de l’espèce ?

Les années qui viennent vont être celles d’une forme d’effondrement. Je pourrais dire aussi virage radical de nos modes de vie pour sonner moins alarmiste. Que ce soit de manière concertée à travers des mesures radicales qui vont bouleverser nos repères ou que ce soit par la force des choses comme nous prévient le GIEC, la nature dont nous faisons aussi partie, est en train de s’effondrer graduellement. Je ne suis pas dans la posture de solutions pour empêcher l’une ou l’autre de ces formes d’effondrement. Créativement, je suis à la fin de mon triptyque sur le sujet, dans le constat d’un effondrement. Je cherchais des réponses à la question : « comment vivre avec ça ? ». Les gens qui témoignent personnellement et par expérience nous permettent de nous préparer à l’odyssée qui nous attend pour repartir avec des exemples personnels de gens qui ont traversé des étapes d’effondrement et qui s’exhibent, non pas avec des anecdotes, mais pour nous rappeler à quel point nous sommes des êtres de pensées, de narration, de récits. Cela est intrinsèque à notre espèce, à notre survie. On sous-estime ce qu’il peut y avoir de couches de sens quand on se demande : « qu’est-ce qu’on raconte ?, qu’est-ce qu’on se raconte ?, comment on raconte ? ».

Quel est cet « espace public » nommé dans le communiqué de la pièce qui a été scruté par les participant·es ?

C’est ce que l’on trouvait dans les archives des médias, télé, radio, conférences, contenus en ligne. Ce sont des choses qui sont accessibles au citoyen moyen qui tend l’oreille dans son quotidien. On a des documents de 1970 à 2023 qui évoquent les effondrements du monde en dehors des faits scientifiques. Nous nous sommes prêtés à l’exercice d’écouter en condensé ce qui nous arrive habituellement par bribes entre deux autres nouvelles comme une chose parmi tant d’autres, pour voir comment cette écoute sans discontinuité allait nous traverser. Comme si, finalement, on étalait sur la table la réponse à la question : « Qu’est-ce qu’on raconte ? »

Pirata Théâtre est unique en son genre. Comment s’est déroulé la création de la pièce cette fois ?

Nous avons d’abord lancé un appel pour que des gens qui considèrent avoir vécu un effondrement se manifestent. Le prérequis pour faire partie du processus, ce n’était pas d’être un acteur, mais d’avoir ce vécu-là. Nous avons fait des résidences de créations depuis 2021 avec une vingtaine personnes. De ce nombre, six étaient disponibles pour monter sur scène. Ce spectacle devait être présenté la saison passée et il a été reporté en raison d’une subvention que nous n’avons pas eue, puis finalement, reçue. De mon côté, je travaille sur ce cycle de création depuis maintenant près de 7 ans… je lis/écoute tout ce qui se dit sur le sujet. Mon point de vue est peut-être plus radical que le citoyen moyen, mais je suis la preuve vivante qu’il y a quand même de la lumière dans l’effondrement. On parle souvent de décroissance, mais il y a toujours d’autres formes de croissance : les liens, l’entraide, la disponibilité et le sentiment d’espoir. Ce serait chouette de pouvoir vivre sans cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, non ?

C’est la fin d’une trilogie donc, est-ce qu’une nouvelle direction s’annonce pour la
suite ?

J’ai dans le fond de la tête beaucoup de questionnements sur la place des arts vivants dans notre société, sur la manière dont on en parle et dont on n’en parle pas. Sommes-nous en voie d’extinction, sommes-nous une forme de résistance ? Peut-être, mais reste que tout s’est fragilisé ces derniers temps. Je pense qu’il y a quelque chose à décortiquer dans les manières d’en parler et de le transmettre.

L’espèce fabulatrice est présentée au Théâtre Aux Écuries du 17 au 28 octobre 2023.