Critiques

Génération danse : Femmes en puissance

© Suzane O’Neill

C’est à ce que Victor Hugo désigne comme « deux crépuscules mêlés, le commencement d’une femme dans la fin d’un enfant » que s’intéresse la dramaturge américaine Clare Barron dans Génération danse. Or, elle le fait avec une lucidité incisive ainsi qu’une foi tangible en la valeur, l’importance et la portée des questionnements qui tourmentent les adolescentes.

Un peu comme dans Les Louves de Sarah DeLappe, on les retrouve en groupe, pour ne pas dire en meute tant émane d’elles, lorsqu’elles s’unissent, une inexpugnable puissance. Ici, ces lionnes transies d’espoirs mais aussi percluses de doutes forment une troupe de danse, terreau fertile à l’exacerbation des rivalités, insécurités, désirs de briller, de s’accomplir et pulsions de conformité et d’appartenance à la communauté… ce qu’il n’est pas toujours aisé de conjuguer.

Ambitionnant de se rendre en finale de la compétition nationale – grâce à une chorégraphie inspirée du Mahatma Gandhi –, les six filles et l’unique garçon de la bande, dirigé·es par leur intransigeant entraîneur Patrick (Sacha Samar, qui sait tenir la caricature à distance), sont tous et toutes incarné·es, tel que le souhaite l’autrice, par des comédien·nes adultes, qui plus est d’âges, d’origines et de morphologies des plus diversifiés. À l’exception (contrastante) de Dominique Pétin – quoique son personnage, plus tendre, s’y prête peut-être davantage – aucun·e des interprètes n’apparaît jouer l’adolescence. Ce parti pris s’avère hautement signifiant : il évoque que chacun·e reste la même personne au fil des différentes périodes de sa vie, que rêves et traumatismes de jeunesse se terrent en soi tout au long de son existence, mais, également, que n’adviennent pas nécessairement les scénarios élaborés alors que l’avenir est encore fait d’argile à modeler.

© Suzane O’Neill

Irrévérence décomplexée

Il y aurait tant à dire sur cette pièce à la langue crue (traduite avec adresse par Maryse Warda), finaliste pour le prix Pullitzer et mise en scène avec véracité ainsi qu’une juste pétulance par Sophie Cadieux. D’abord, notons que la psychologie de certaines protagonistes, leurs pensées exemptes de faux-semblants s’avèrent percutantes d’acuité. Zuzu (Dominique Pétin) voit bien qu’elle est bonne élève, qu’elle est douée, mais qu’elle n’a pas l’indicible étincelle des talents incandescents, qu’il lui faudra accepter le destin de second violon ou se réinventer ailleurs que sur la trajectoire qu’elle convoitait; Ashlee (fort convaincante Émilie Gilbert) tente maladroitement d’apprivoiser l’éclosion de sa beauté, son excellence scolaire et le potentiel de réussite que tout cela peut signifier; Amina (Clara Prieur, la seule membre de la distribution qui soit une danseuse en plus d’une actrice), l’étoile, doit composer avec l’envie de ses consœurs et l’isolement que cela implique.

Connie (touchante Tova Roy), quant à elle, se sent invisible. Comment pourrait-il en être autrement alors que Patrick lui confie le personnage de Gandhi, avec qui elle semble partager un certain patrimoine génétique, mais la fait rester assise pendant une bonne partie de la chorégraphie, tandis que le véritable rôle principal, « l’esprit de Gandhi », est offert une interprète blanche. Jolie flèche atteignant la triple cible du racisme, du tokénisme et de l’appropriation culturelle.

Une charge tout aussi acérée sera lancée contre le patriarcat, alors qu’est soulignée la vénération des juges de concours de danse pour les rares garçons pratiquant cet art, mâles qui arrivent tout de même à se retrouver en situation de privilège dans un univers quasi monopolisé par le genre féminin. Que cela ne fasse aucun doute : Génération danse ne manque ni de mordant ni de contenu.

La curiosité sexuelle de ces jeunes adolescentes s’inscrit aussi au cœur des enjeux abordés. Il y a bien entendu la vulnérabilité qu’engendre l’inconnu – et la prédation masculine –, mais émerge en outre de leurs réflexions une auto-appropriation de leurs corps, de leur génitalité, un élan d’empuissancement et de superbe qui émeut.

L’on appréciera certes les éclairages dynamiques et colorés de Martin Labrecque, les survêtements et attirails de danse conçus par Elen Ewing, de même que l’humour irrésistible qui imprègne le spectacle sans jamais verser dans la surenchère. Néanmoins, c’est sans doute la force incoercible de ces jeunes femmes, se transmuant en férocité redoutable lorsqu’elles s’allient, qui demeure en soi, vivace, une fois que l’on a quitté le Théâtre La Licorne. Comme un espoir flou… mais pugnace.

© Suzane O’Neill

Génération danse

Texte : Clare Barron. Traduction : Maryse Warda. Mise en scène : Sophie Cadieux. Assistance à la mise en scène : Marie-Hélène Dufort. Éclairages : Martin Labrecque. Costumes : Elen Ewing. Musique : Philippe Brault. Avec Thomas Derasp-Verge, Émilie Gilbert, Mireille Métellus, Dominique Pétin, Clara Prieur, Pascale Renaud-Hébert, Tova Roy, Sally Sakho et Sacha Samar. Une production de La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne du 10 octobre au 18 novembre 2023.