La pièce foisonnante qui se joue à l’Espace Libre exige du public un certain lâcher-prise. On capte des bribes du texte-manifeste qui circule entre les deux personnages principaux, Georges Bataille (Alexis Martin) et André Masson (Maxim Gaudette), sans pouvoir tout intégrer, mais on suit allégrement le fil que nous tendent les interprètes et le metteur en scène pour nous guider.
Assis sur de petites chaises pliantes, le public entoure l’importante aire de jeu constituée d’une immense table, de quelques tabourets, de grands cadres de bois vides posés sur les murs, de toiles tachées de peinture sur le sol. Un peu en retrait, la console du musicien Jonathan Parant. Les coulisses sont à l’extérieur du théâtre : on frappe aux portes du théâtre pour laisser entrer les artistes, des colis, un personnage. Cet aménagement des lieux, qui rappellent sans cesse que nous sommes dans une salle de théâtre, réitère la structure même du spectacle : une mise en abyme, une pièce dans une pièce.
Ainsi Une conjuration débute par l’entrée de Catherine De Léan et de Maxim Gaudette invités par Alexis Martin qui leur fait part de son projet : mettre en scène le texte liminaire de Bataille — Une conjuration sacrée — du premier numéro de la revue Acéphale qui n’en connaitra que cinq. Les lumières baissent côté public pour laisser place aux personnages. À deux reprises, les interprètes sortiront de leur rôle pour commenter leur travail : une fois au milieu de la pièce, pour discuter de la figure du monstre qui loge en nous et hors de nous, et à la toute fin, en conclusion. Sinon, l’essentiel du spectacle se joue dans l’atelier scénographié d’André Masson où l’a rejoint son ami Georges Bataille.
Des temps télescopés
Le dialogue entre Bataille et Masson, qui souvent ressemble plus à un unique discours qu’Alexis Martin et Maxim Gaudette se partagent habilement, est interrompu par l’arrivée des personnages joués talentueusement par Catherine de Léan, lesquels permettent de « télescoper les années », comme annoncé d’entrée de jeu. Chacune des figures qu’incarne l’actrice illustre ou actualise le texte. Mathilde, fille de la logeuse qui répare le poste radio de l’atelier, raconte en 1936 son histoire qui évoque le scandale, au début des années 2000, provoqué par le suicide de plusieurs dizaines de salariés à la suite de la privatisation de France Télécom (aujourd’hui Orange).
Plus tard, son entrée en comtesse du 3e Reich provoque une discussion sur l’art où se dessinent deux positions opposées (avec une certaine caricature, tout de même) entre la liberté absolue de l’artiste et la nécessité d’un art qui stimule et éduque le peuple. La pièce revisite le mythe du Minotaure dans lequel Ariane tend son fil pour guider Thésée qui doit tuer ce personnage mi-humain, mi-animal, monstre qui nous ressemble peut-être. Le masque, motif du discours qui revient souvent dans la pièce, réapparaît ici sous forme de tête de taureau. Le masque, symbole même du théâtre !
De l’utilitarisme et de l’extase
Dans la première partie du spectacle, on voit Masson créer le bonhomme Acéphale qui ornera la première page de la revue éponyme. Le geste de l’artiste est reproduit par des projections qui partent de la grande table, où il dessine, vers les murs. Ce procédé efficace sera repris tout au cours de la pièce, les toiles de Masson emplissant ainsi les cadres vides de l’atelier. L’acéphale créé pour la revue — un homme sans tête, sans chef, dont le crâne tient lieu de sexe — représente la nécessité d’échapper à sa tête « comme le condamné à la prison ».
Il s’agit donc d’échapper à l’utilitarisme dans tous les domaines de la pensée, de l’art et de l’action. De refuser la productivité comme seul fil conducteur du travail et des activités humaines. Refuser les analyses stériles, les rationalisations utilitaires. Ce rejet de la vie strictement fonctionnelle trouve son pendant dans la quête de « l’extase », de « l’amour extasié », incarné par la dernière apparition de Catherine De Léan en figure féminine de la mort et du sexe (image souvent véhiculée dans les représentations occidentales).
D’une certaine manière, le titre de cette critique aurait pu être « Un refus global », clin d’œil au manifeste qui ici, douze ans plus tard, intime aux êtres humains de « se désolidariser » de l’esprit « utilitaire » de la société. « Place à la magie ! Place à l’amour ! »
Texte : Alexis Martin. Mise en scène : Daniel Brière. Interprétation : Catherine De Léan, Maxim Gaudette et Alexis Martin. Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto. Scénographie : David Gaucher. Éclairage : Lucie Bazzo. Costumes : Claire Geoffrion. Musique et conception sonore : Jonathan Parant. Vidéographie : Lionel Arnould. Intégration vidéo : Pierre Laniel. Accessoires : Fany McCrae. Régie de plateau : Elisabeth Coulon-Lafleur. Conseils, recherches et suivis en écoresponsabilité : Écoscéno. Direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin. Direction technique : Clara Desautels. Une production du Nouveau Théâtre Expérimental, présentée à Espace Libre jusqu’au 10 novembre 2023.
La pièce foisonnante qui se joue à l’Espace Libre exige du public un certain lâcher-prise. On capte des bribes du texte-manifeste qui circule entre les deux personnages principaux, Georges Bataille (Alexis Martin) et André Masson (Maxim Gaudette), sans pouvoir tout intégrer, mais on suit allégrement le fil que nous tendent les interprètes et le metteur en scène pour nous guider.
Assis sur de petites chaises pliantes, le public entoure l’importante aire de jeu constituée d’une immense table, de quelques tabourets, de grands cadres de bois vides posés sur les murs, de toiles tachées de peinture sur le sol. Un peu en retrait, la console du musicien Jonathan Parant. Les coulisses sont à l’extérieur du théâtre : on frappe aux portes du théâtre pour laisser entrer les artistes, des colis, un personnage. Cet aménagement des lieux, qui rappellent sans cesse que nous sommes dans une salle de théâtre, réitère la structure même du spectacle : une mise en abyme, une pièce dans une pièce.
Ainsi Une conjuration débute par l’entrée de Catherine De Léan et de Maxim Gaudette invités par Alexis Martin qui leur fait part de son projet : mettre en scène le texte liminaire de Bataille — Une conjuration sacrée — du premier numéro de la revue Acéphale qui n’en connaitra que cinq. Les lumières baissent côté public pour laisser place aux personnages. À deux reprises, les interprètes sortiront de leur rôle pour commenter leur travail : une fois au milieu de la pièce, pour discuter de la figure du monstre qui loge en nous et hors de nous, et à la toute fin, en conclusion. Sinon, l’essentiel du spectacle se joue dans l’atelier scénographié d’André Masson où l’a rejoint son ami Georges Bataille.
Des temps télescopés
Le dialogue entre Bataille et Masson, qui souvent ressemble plus à un unique discours qu’Alexis Martin et Maxim Gaudette se partagent habilement, est interrompu par l’arrivée des personnages joués talentueusement par Catherine de Léan, lesquels permettent de « télescoper les années », comme annoncé d’entrée de jeu. Chacune des figures qu’incarne l’actrice illustre ou actualise le texte. Mathilde, fille de la logeuse qui répare le poste radio de l’atelier, raconte en 1936 son histoire qui évoque le scandale, au début des années 2000, provoqué par le suicide de plusieurs dizaines de salariés à la suite de la privatisation de France Télécom (aujourd’hui Orange).
Plus tard, son entrée en comtesse du 3e Reich provoque une discussion sur l’art où se dessinent deux positions opposées (avec une certaine caricature, tout de même) entre la liberté absolue de l’artiste et la nécessité d’un art qui stimule et éduque le peuple. La pièce revisite le mythe du Minotaure dans lequel Ariane tend son fil pour guider Thésée qui doit tuer ce personnage mi-humain, mi-animal, monstre qui nous ressemble peut-être. Le masque, motif du discours qui revient souvent dans la pièce, réapparaît ici sous forme de tête de taureau. Le masque, symbole même du théâtre !
De l’utilitarisme et de l’extase
Dans la première partie du spectacle, on voit Masson créer le bonhomme Acéphale qui ornera la première page de la revue éponyme. Le geste de l’artiste est reproduit par des projections qui partent de la grande table, où il dessine, vers les murs. Ce procédé efficace sera repris tout au cours de la pièce, les toiles de Masson emplissant ainsi les cadres vides de l’atelier. L’acéphale créé pour la revue — un homme sans tête, sans chef, dont le crâne tient lieu de sexe — représente la nécessité d’échapper à sa tête « comme le condamné à la prison ».
Il s’agit donc d’échapper à l’utilitarisme dans tous les domaines de la pensée, de l’art et de l’action. De refuser la productivité comme seul fil conducteur du travail et des activités humaines. Refuser les analyses stériles, les rationalisations utilitaires. Ce rejet de la vie strictement fonctionnelle trouve son pendant dans la quête de « l’extase », de « l’amour extasié », incarné par la dernière apparition de Catherine De Léan en figure féminine de la mort et du sexe (image souvent véhiculée dans les représentations occidentales).
D’une certaine manière, le titre de cette critique aurait pu être « Un refus global », clin d’œil au manifeste qui ici, douze ans plus tard, intime aux êtres humains de « se désolidariser » de l’esprit « utilitaire » de la société. « Place à la magie ! Place à l’amour ! »
Une conjuration
Texte : Alexis Martin. Mise en scène : Daniel Brière. Interprétation : Catherine De Léan, Maxim Gaudette et Alexis Martin. Assistance à la mise en scène et régie : Alexandra Sutto. Scénographie : David Gaucher. Éclairage : Lucie Bazzo. Costumes : Claire Geoffrion. Musique et conception sonore : Jonathan Parant. Vidéographie : Lionel Arnould. Intégration vidéo : Pierre Laniel. Accessoires : Fany McCrae. Régie de plateau : Elisabeth Coulon-Lafleur. Conseils, recherches et suivis en écoresponsabilité : Écoscéno. Direction de production : Cynthia Bouchard-Gosselin. Direction technique : Clara Desautels. Une production du Nouveau Théâtre Expérimental, présentée à Espace Libre jusqu’au 10 novembre 2023.