Qui d’autre qu’Akram Khan, Anglais de famille pakistanaise, aurait pu mieux donner vie à Mowgli, l’enfant sauvage de la jungle indienne ? C’est là que Kipling passa près de sept années, pour aboutir en lune de miel au Vermont et y écrire, en 1894, un conte merveilleux. Ceci explique que cette histoire d’un enfant élevé par des animaux, né de l’amour, soit devenue un chef-d’œuvre universel.
L’idée d’Akram Khan est donc excellente. Ce spectacle en tournée mondiale, dans les plus grandes salles, est un cadeau à Montréal. Suivre Khan, le chorégraphe, et Khan, le tigre royal de Kipling, offre un divertissement prometteur, et même gagné d’avance. Cet extraordinaire danseur, qu’on a pu voir souvent à Montréal, allie force, souplesse et musicalité ; il a le secret de toutes les beautés indiennes, et il les partage avec ses interprètes.
Pourtant, au nom du signataire qui dansa jadis la puissance du félin royal, et pour une spectatrice de danse, le produit culturel qu’il nous présente est décevant. Non que les danseurs et danseuses manquent de talent : quels mimétisme animal et jeux enfantins exceptionnels ! Non que la musique et les éclairages orangés ou sombres ne soient pas cinéphiliques : on s’y laisse prendre.
Tout est synesthésique, dans ce Jungle Book reimagined. Mais plus encore de créateurs ont été invités à charger la pièce de leur savoir-faire. Elle devient, au final, comme le dit Khan, un « dancing-hall », sur le modèle formel d’un music-hall. À vouloir trop en faire, en effet, on dénature l’objet.
Le dancing-hall
Mowgli est ici une petite Asiatique, et c’est une belle trouvaille. Bagheera la panthère et Baloo l’ours lui font une digne parenté, singularisée et genrée par le chorégraphe. Les loups et les singes qui entourent l’enfant, lorsqu’ils présentent de parfaits tableaux immobiles, évoquent les livres illustrés de notre enfance, tout comme ils épatent par leurs drôleries et facéties, acrobates frais sortis d’un zoo. Mowgli lui-même s’en est évadé, pour retomber sur l’humanité effroyable, qui tue, encage ou détruit la nature, abandonnant déchets et cartons au metteur en scène et à la scénographe.
Une critique plus sévère porte sur ce qu’on regarde, en tant que public captif : les effets spéciaux. De grands écrans font vivre les 3-D, habituellement dévolus à la scène théâtrale. Ces artifices, soulignant un texte indigent, relèguent les interprètes au statut d’adjuvant à ce vaste dessin animé. Elles sont froides, ces bêtes dessinées d’un trait enfantin, les éléphants, comme la mère de Mowgli, naufrageant avec sa morale, au début et à la fin de l’histoire.
La fin du monde débute au naufrage de Mowgli, migrant clandestin, sauvé par des êtres primitifs. La jolie nature de Kipling est détruite, comme Big Ben et la Tour Eiffel, et toutes ces villes aux bâtiments anciens. Bien vu jusque-là. Demeurent les piles de cartons, les immondices et… tous les slogans d’aujourd’hui sur l’urgence de protéger la planète.
On danse la beauté perdue. Mais, sur ces grands écrans qui reflètent les villes, la tempête, la guerre, la tendresse maternelle, le texte, tout en somme, on constate que le paradis de l’enfance se perd dans la technologie dominante, le son immersif, les divertissements simplifiés des jeux vidéo et les dessins schématiques. N’est-ce pas ce qui transforme la jeunesse en consommatrice ? L’art vivant naufragera-t-il dans un manque d’imagination ? C’est ennuyeux.
Ainsi, pour satisfaire tous les publics sous toutes latitudes, on a sacrifié la scène, les interprètes, présents parmi le reste des effets spéciaux. On ne boudera pourtant pas son plaisir, à condition d’éliminer les irritants. Par exemple, on peut y goûter à fond la musique de Jocelyn Pook, surtout si on se souvient de ses créations pour la danse, comme à O’Vertigo de Ginette Laurin.
La musique et la danse se juxtaposent et se complètent dans ce Jungle Fair. D’autres pourront préférer les chansons, les projections, Kaa le serpent en carton. Broadway a changé, perdu ses paillettes et ses claquettes, mais le style immersif de la technologie endort même les enfants, comme ces fillettes installées à la première montréalaise devant mon rang.
Direction artistique et chorégraphie : Akram Khan. Assistant chorégraphie : Mavin Khoo. Textes : Tariq Jordan. Conseil artistique : Sharon Clark. Composition musicale : Jocelyn Pook. Son : Gareth Fry. Lumière : Michael Hulls. Scénographie Miriam : Buether. Direction de l’animation : Adam Smith (YeastCulture). Production et réalisation vidéo Nick Hillel (YeastCulture). Artistes / Animateurs rotoscopie : Naaman Azhari, Natasza Cetner, Edson R Bazzarin. Interprètes : Maya Balam Meyong, Tom Davis-Dunn, Harry Theadora Foster, Filippo Franzese, Bianca Mikahil, Max Revell, Matthew Sandiford, Pui Yung Shum, Elpida Skourou, Holly Vallis, Jan Mikaela Villanueva, and Luke Watson. Présenté au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts du 1er au 4 novembre 2023.
Qui d’autre qu’Akram Khan, Anglais de famille pakistanaise, aurait pu mieux donner vie à Mowgli, l’enfant sauvage de la jungle indienne ? C’est là que Kipling passa près de sept années, pour aboutir en lune de miel au Vermont et y écrire, en 1894, un conte merveilleux. Ceci explique que cette histoire d’un enfant élevé par des animaux, né de l’amour, soit devenue un chef-d’œuvre universel.
L’idée d’Akram Khan est donc excellente. Ce spectacle en tournée mondiale, dans les plus grandes salles, est un cadeau à Montréal. Suivre Khan, le chorégraphe, et Khan, le tigre royal de Kipling, offre un divertissement prometteur, et même gagné d’avance. Cet extraordinaire danseur, qu’on a pu voir souvent à Montréal, allie force, souplesse et musicalité ; il a le secret de toutes les beautés indiennes, et il les partage avec ses interprètes.
Pourtant, au nom du signataire qui dansa jadis la puissance du félin royal, et pour une spectatrice de danse, le produit culturel qu’il nous présente est décevant. Non que les danseurs et danseuses manquent de talent : quels mimétisme animal et jeux enfantins exceptionnels ! Non que la musique et les éclairages orangés ou sombres ne soient pas cinéphiliques : on s’y laisse prendre.
Tout est synesthésique, dans ce Jungle Book reimagined. Mais plus encore de créateurs ont été invités à charger la pièce de leur savoir-faire. Elle devient, au final, comme le dit Khan, un « dancing-hall », sur le modèle formel d’un music-hall. À vouloir trop en faire, en effet, on dénature l’objet.
Le dancing-hall
Mowgli est ici une petite Asiatique, et c’est une belle trouvaille. Bagheera la panthère et Baloo l’ours lui font une digne parenté, singularisée et genrée par le chorégraphe. Les loups et les singes qui entourent l’enfant, lorsqu’ils présentent de parfaits tableaux immobiles, évoquent les livres illustrés de notre enfance, tout comme ils épatent par leurs drôleries et facéties, acrobates frais sortis d’un zoo. Mowgli lui-même s’en est évadé, pour retomber sur l’humanité effroyable, qui tue, encage ou détruit la nature, abandonnant déchets et cartons au metteur en scène et à la scénographe.
Une critique plus sévère porte sur ce qu’on regarde, en tant que public captif : les effets spéciaux. De grands écrans font vivre les 3-D, habituellement dévolus à la scène théâtrale. Ces artifices, soulignant un texte indigent, relèguent les interprètes au statut d’adjuvant à ce vaste dessin animé. Elles sont froides, ces bêtes dessinées d’un trait enfantin, les éléphants, comme la mère de Mowgli, naufrageant avec sa morale, au début et à la fin de l’histoire.
La fin du monde débute au naufrage de Mowgli, migrant clandestin, sauvé par des êtres primitifs. La jolie nature de Kipling est détruite, comme Big Ben et la Tour Eiffel, et toutes ces villes aux bâtiments anciens. Bien vu jusque-là. Demeurent les piles de cartons, les immondices et… tous les slogans d’aujourd’hui sur l’urgence de protéger la planète.
On danse la beauté perdue. Mais, sur ces grands écrans qui reflètent les villes, la tempête, la guerre, la tendresse maternelle, le texte, tout en somme, on constate que le paradis de l’enfance se perd dans la technologie dominante, le son immersif, les divertissements simplifiés des jeux vidéo et les dessins schématiques. N’est-ce pas ce qui transforme la jeunesse en consommatrice ? L’art vivant naufragera-t-il dans un manque d’imagination ? C’est ennuyeux.
Ainsi, pour satisfaire tous les publics sous toutes latitudes, on a sacrifié la scène, les interprètes, présents parmi le reste des effets spéciaux. On ne boudera pourtant pas son plaisir, à condition d’éliminer les irritants. Par exemple, on peut y goûter à fond la musique de Jocelyn Pook, surtout si on se souvient de ses créations pour la danse, comme à O’Vertigo de Ginette Laurin.
La musique et la danse se juxtaposent et se complètent dans ce Jungle Fair. D’autres pourront préférer les chansons, les projections, Kaa le serpent en carton. Broadway a changé, perdu ses paillettes et ses claquettes, mais le style immersif de la technologie endort même les enfants, comme ces fillettes installées à la première montréalaise devant mon rang.
Jungle Book reimagined
Direction artistique et chorégraphie : Akram Khan. Assistant chorégraphie : Mavin Khoo. Textes : Tariq Jordan. Conseil artistique : Sharon Clark. Composition musicale : Jocelyn Pook. Son : Gareth Fry. Lumière : Michael Hulls. Scénographie Miriam : Buether. Direction de l’animation : Adam Smith (YeastCulture). Production et réalisation vidéo Nick Hillel (YeastCulture). Artistes / Animateurs rotoscopie : Naaman Azhari, Natasza Cetner, Edson R Bazzarin. Interprètes : Maya Balam Meyong, Tom Davis-Dunn, Harry Theadora Foster, Filippo Franzese, Bianca Mikahil, Max Revell, Matthew Sandiford, Pui Yung Shum, Elpida Skourou, Holly Vallis, Jan Mikaela Villanueva, and Luke Watson. Présenté au Théâtre Maisonneuve de la Place des Arts du 1er au 4 novembre 2023.