Critiques

Pompières et pyromanes : Des feux d’intelligence et d’amour

© Stéphane Bourgeois

Avec Pompières et pyromanes, le Trident – sous l’impulsion d’Olivier Arteau – aborde de front et magistralement la question du réchauffement climatique, mais plus largement la portée même de la parole publique et la manière dont un message d’alerte peut être transmis. Comme point de départ ou comme étincelle, l’essai passionnant de Martine Delvaux qui a livré en 2021 avec ce texte éponyme un cri d’alarme, d’amour et d’espoir mêlés face à l’urgence de l’état de la planète qui littéralement prend feu. Delvaux croise habilement appels au combat, constats désabusés, fulgurances poétiques sur le feu en général, tout en parcourant notamment des « scènes de flammes qui ont marqué l’histoire des femmes » (4e de couverture). Ce qu’a très bien compris le bureau de l’APA, responsable de la mise en scène, en y ajoutant une dose d’humour bienvenue et une énergie survoltée qui font de ce spectacle un choc salutaire qui nous embarque.

Depuis plus de 20 ans, le bureau de l’APA signe des créations scéniques indisciplinées, bousculant joyeusement les codes dans des bricolages revendiqués, avec des créatrices et créateurs de tous horizons ou disciplines des arts vivants et de la pensée. On y parle de l’état du monde pendant que des machines se grippent, que des petites catastrophes se mettent en place, avec pour mantra « il ne faut pas croire tout ce que l’on pense » ! Pour cette création, le collectif presque entièrement féminin — en résonance avec l’univers de l’autrice — est multigénérationnel (les âges donnés en début de représentation indiquent un panel de 12 à plus de 60 ans) et divers. On y trouve aussi bien une régisseuse de spectacle, la fille de Martine Delvaux à qui le texte est adressé, une jeune fille autiste, une créatrice vivant avec une maladie neurologique dégénérative, une interprète en langues des signes, une DJ, des musicien·nnes : le spectre est large et le spectacle utilise magnifiquement l’expérience de vie de chacun·es dans des apartés qui ancrent encore plus le propos dans la réalité de notre époque.

© Stéphane Bourgeois

Glissade et toast brûlés

Dès l’entrée en salle, une odeur de toast nous saisit en même temps qu’une musique énergique nous attrape. On découvre un plateau bien encombré : une grande glissade métallique sur structure de bois en occupe le centre, flanquée de deux escaliers d’accès au lointain et de centaines de petits plans d’arbres en godets. Cette forêt miniature et en devenir crée un monticule encadrant la glissade. Et entre tous ces arbres des dizaines de grille-pains, surmonté d’alarmes anti-incendies, que l’on va approvisionner tout le show de tranches de pain et qu’on va laisser brûler ! Ce dispositif central est entouré de divers établis, espaces de travail (où l’on va peindre des slogans sur pancartes, coller des toasts grillés sur des panneaux de cartons pour construire une maison, etc.) ou d’instruments de musiques divers (percussions, claviers, guitare). Un ensemble imposant de projecteurs au-dessus du plateau, ou l’encadrant en deux lignes inclinées, suggère un univers en déconstruction. Il y a là à la fois ordre et désordre, rigueur et joyeux bordel, le tout sur fond de musique décoiffante de type reggaeton et de pain brûlé !

Le propos du spectacle est structuré autour de l’énumération de huit consignes de sécurité à respecter en cas d’incendie, mais aussi de l’annonce que dans 75 minutes une alarme incendie se mettra en route, qu’il faudra se lever et quitter la salle sans applaudir ! Depuis son fauteuil roulant et en frappant sur une cloche de comptoir, Laurence Brunelle-Côté distribue la parole en indiquant à un·e interprète la page à lire ; des exemplaires du livre sont disséminés un peu partout ou portés directement sur soi. Elle précise en ouverture que la glissade vient du collectif BGL dont un des membres a repensé l’installation, que l’équipe n’est pas constituée de comédien·nes professionnel·les et « qu’on n’est pas là pour faire semblant ».

S’ensuivent des séquences plus fortes et folles les unes que les autres – ponctuées la plupart par une glissade – et croisant musique (rock, punk, classique soutenant le texte et prétexte à ritournelles), actions, lectures, chants, mais créant surtout des moments scéniques puissants : les bricolages décalés et loufoques habituels cèdent la place ici à des tableaux visuels à l’impact fort. Ainsi Julie C. Delorme maculée de peinture rouge tractée vers le haut de la glissade, alors qu’on vient d’évoquer les sorcières brûlées, qui va ensuite chanter depuis une laveuse dont elle ferme le hublot avant de glisser ! Les interprètes multiplient les prises de parole décalées, survoltées, mais aussi parfois douces et calmes, qui sont autant de moments de tendresse et d’échanges au cœur d’une représentation sans temps morts. Secousses, délicatesse, contemplation, dérision semblent faire rimer le mot rage avec une puissance inaccoutumée.

© Stéphane Bourgeois

Pompières et pyromanes

Texte : Martine Delvaux. Mise en scène : Le bureau de l’APA. Assistance à la mise en scène : Valérie Bourque Veilleux. Conception générale : Emile Beauchemin, Jasmin Bilodeau, Laurence Brunelle-Côté, Julie C. Delorme, Danya Ortmann, Pascal Robitaille, Mathieu Valade. Scénographie : Jasmin Bilodeau (adaptation libre d’une œuvre de BGL). Accessoires : Valérie Bourque Veilleux. Éclairage et intégration vidéo : Emile Beauchemin. Avec Laurence Brunelle-Côté, Julie C. Delorme, Éléonore Delvaux-Beaudoin, Danya Ortmann, Karine P. Bouliane, Hélène Rheault, Pascal Robitaille ainsi que Jeanne Lavoie-Gagné et Béatrice Robitaille en alternance. Une production du Trident présentée au Tridentjusqu’au 2 décembre 2023.