Les représentations de la dernière création du Black Theatre Workshop (BTW), en coproduction avec la compagnie manitobaine Prairie Theatre Exchange, lançaient ce 1er février la 53e saison de BTW ainsi que le Mois de l’histoire des Noir∙es.
Diggers se concentre sur les activités de trois fossoyeurs durant une épidémie. Le propos risque d’avoir certains échos auprès de la population puisque l’on y donne la voix à ceux et celles que l’on appelait, il n’y a pas si longtemps, les Anges gardiens — ces travailleurs et travailleuses jugé·es essentiel·les durant les périodes de confinement dues à la COVID-19.
Dans cette pièce en langue anglaise écrite par Donna-Michelle St. Bernard et mise en scène par Pulga Muchochoma, Solomon (l’excellent Christian Paul) et Abdul (Chance Jones) accueillent le jeune Bai (le dynamique Jahlani Gilbert-Knorren) dans le cimetière où ils travaillent, situé sur la colline surplombant un village. Mis à part les personnes en tenue d’astronaute amenant les nombreux cadavres par camions entiers, les trois hommes recevront, bien que de moins en moins souvent, la visite de Sheila (la chaleureuse Warona Setshwaelo) qui leur donnera des nouvelles de la vie de leurs concitoyen·nes et les informera de l’évolution de l’épidémie.
Les jours, les semaines, les mois passent dans le train-train du creusage des trop nombreuses tombes, si nombreuses d’ailleurs qu’elles en viennent à menacer la stabilité du sol et à gangrener l’intégrité de la colline elle-même. L’habile jeu d’éclairages, simple et efficace, change d’intensité, s’éteint et se rallume en fonction du jour et de la nuit, faisant vivre au public la lenteur et la succession irrémédiable du temps qui se déroule sans que rien ne change, ou si peu. On ne sait parfois pas si c’est une journée ou quelques semaines qui se sont écoulées. Cela nous ramène au sentiment d’enfermement et de fatalité vécu par beaucoup entre 2020 et 2022, mais de manière plus aiguë par les minorités surreprésentées dans les postes de personnels essentiels, dont on réclamait qu’elles mettent leurs mains nues à une pâte que personne n’osait toucher.
Bonhommie du sacrifice
On assiste au badinage des deux plus vieux, Solomon et Abdul, habitués de se raconter les mêmes histoires, de se plaindre de ce qui semble être à la base des peccadilles, de se chamailler, comme deux collègues, à propos de petits irritants qui grossiront, à force de ne pas être résolus, jusqu’au dénouement. En effet, la nourriture, fournie par le village, se fait rare, l’équipement devient de plus en plus défectueux, le mur du cimetière n’est d’aucune aide contre les pilleurs et le toit du logement n’arrête pas la pluie. La critique sociale, toujours présente, est finement infusée en filigrane des dialogues par St. Bernard qui signe ici un texte d’une grande pertinence et d’une belle efficacité dramatique.
Abdul, impatient et ronchon, se moque du petit chien aveugle de Solomon et se sent abandonné par les habitant·es du village et par les autorités. Dans ce rôle, le jeu de Chance Jones s’affirme au fur et à mesure de la pièce, mais il faut souligner que sa pléthore de tuips du début peuvent agacer par leur répétition. Ils deviennent plus rares et, par le fait même, plus signifiants après le premier tiers du spectacle et l’acteur dévoile la dimension beaucoup plus complexe de son personnage que ce qui apparaissait au départ. Solomon, quant à lui, cherche le bon côté des choses, s’en remet à l’importance de son travail, et prend sa situation avec philosophie, une posture de plus en plus difficile à adopter alors que l’intrigue progresse.
N’oublions pas le jeu lumineux de Jahlani Gilbert-Knorren. Si le personnage du jeune Bai sert à introduire le public aux conditions de travail de ses deux aînés, sa fougue, son innocence et sa naïveté attendrissent les deux autres (malgré l’exaspération d’Abdul) et allègent certains tableaux, allant même jusqu’à causer la surprise lorsque le cimetière se transforme en plancher de danse. Le cœur se serre lorsqu’on le sent rejeté de sa maison sans qu’il en comprenne la raison; l’esprit s’inquiète lorsqu’il lance une pluie de cailloux sur une maquette du village avec laquelle il joue.
À travers leurs actions, souvent répétitives sans être ennuyeuses, un discours important sur l’ostracisation se construit, ainsi que sur l’exiguïté des conditions de vie des trois fossoyeurs. De plus en plus isolés sur leur colline, ils sont mis au ban de la société qui, par le fait même, leur est redevable de contenir le mal qui l’affecte par les tâches qui leur sont dévolues. Cette situation changera-t-elle ? Leurs efforts seront-ils récompensés ? Rien ne semble moins sûr.
On doit s’enorgueillir du fait que la volonté de mettre coûte que coûte derrière soi les jours les plus sombres de la pandémie, voire d’en oublier l’existence, se voit confrontée par le théâtre. Telle une Électre ou une Antigone, ce révélateur de la psyché humaine refuse l’oubli, la dissimulation et nomme la peur, la méfiance, la perte de repères et le sacrifice, tout ce qui — finalement — mérite d’être dit. Ce qui pourrait être défini comme la routine inhumaine de la catastrophe s’enrichit, dans Diggers, d’une réflexion sensible et juste sur l’expérience noire, autant individuelle que collective, et sur le rôle ingrat bien trop souvent assigné aux minorités visibles dans nos sociétés nordiques.
Texte : Donna-Michelle St. Bernard. Mise en scène : Pulga Muchochoma. Assistance à la mise en scène : Lydie Dubuisson. Scénographie : Courtney Moses. Direction technique et de production : Shopdogs. Régie : Elyse Quesnel. Assistance à la régie : Catherine Sargent. Lumière : Tim Rodriguez. Conception sonore : Elena Stoodley. Costumes : Georges Michael Fanfan. Avec Jahlani Gibert-Knorren, Chance Jones, Christian Paul et Warona Setshwaelo. Une coproduction de Black Theatre Workshop et de Prairie Theatre Exchange présentée au Centre Segal des arts de la scène jusqu’au 17 février 2024.
Les représentations de la dernière création du Black Theatre Workshop (BTW), en coproduction avec la compagnie manitobaine Prairie Theatre Exchange, lançaient ce 1er février la 53e saison de BTW ainsi que le Mois de l’histoire des Noir∙es.
Diggers se concentre sur les activités de trois fossoyeurs durant une épidémie. Le propos risque d’avoir certains échos auprès de la population puisque l’on y donne la voix à ceux et celles que l’on appelait, il n’y a pas si longtemps, les Anges gardiens — ces travailleurs et travailleuses jugé·es essentiel·les durant les périodes de confinement dues à la COVID-19.
Dans cette pièce en langue anglaise écrite par Donna-Michelle St. Bernard et mise en scène par Pulga Muchochoma, Solomon (l’excellent Christian Paul) et Abdul (Chance Jones) accueillent le jeune Bai (le dynamique Jahlani Gilbert-Knorren) dans le cimetière où ils travaillent, situé sur la colline surplombant un village. Mis à part les personnes en tenue d’astronaute amenant les nombreux cadavres par camions entiers, les trois hommes recevront, bien que de moins en moins souvent, la visite de Sheila (la chaleureuse Warona Setshwaelo) qui leur donnera des nouvelles de la vie de leurs concitoyen·nes et les informera de l’évolution de l’épidémie.
Les jours, les semaines, les mois passent dans le train-train du creusage des trop nombreuses tombes, si nombreuses d’ailleurs qu’elles en viennent à menacer la stabilité du sol et à gangrener l’intégrité de la colline elle-même. L’habile jeu d’éclairages, simple et efficace, change d’intensité, s’éteint et se rallume en fonction du jour et de la nuit, faisant vivre au public la lenteur et la succession irrémédiable du temps qui se déroule sans que rien ne change, ou si peu. On ne sait parfois pas si c’est une journée ou quelques semaines qui se sont écoulées. Cela nous ramène au sentiment d’enfermement et de fatalité vécu par beaucoup entre 2020 et 2022, mais de manière plus aiguë par les minorités surreprésentées dans les postes de personnels essentiels, dont on réclamait qu’elles mettent leurs mains nues à une pâte que personne n’osait toucher.
Bonhommie du sacrifice
On assiste au badinage des deux plus vieux, Solomon et Abdul, habitués de se raconter les mêmes histoires, de se plaindre de ce qui semble être à la base des peccadilles, de se chamailler, comme deux collègues, à propos de petits irritants qui grossiront, à force de ne pas être résolus, jusqu’au dénouement. En effet, la nourriture, fournie par le village, se fait rare, l’équipement devient de plus en plus défectueux, le mur du cimetière n’est d’aucune aide contre les pilleurs et le toit du logement n’arrête pas la pluie. La critique sociale, toujours présente, est finement infusée en filigrane des dialogues par St. Bernard qui signe ici un texte d’une grande pertinence et d’une belle efficacité dramatique.
Abdul, impatient et ronchon, se moque du petit chien aveugle de Solomon et se sent abandonné par les habitant·es du village et par les autorités. Dans ce rôle, le jeu de Chance Jones s’affirme au fur et à mesure de la pièce, mais il faut souligner que sa pléthore de tuips du début peuvent agacer par leur répétition. Ils deviennent plus rares et, par le fait même, plus signifiants après le premier tiers du spectacle et l’acteur dévoile la dimension beaucoup plus complexe de son personnage que ce qui apparaissait au départ. Solomon, quant à lui, cherche le bon côté des choses, s’en remet à l’importance de son travail, et prend sa situation avec philosophie, une posture de plus en plus difficile à adopter alors que l’intrigue progresse.
N’oublions pas le jeu lumineux de Jahlani Gilbert-Knorren. Si le personnage du jeune Bai sert à introduire le public aux conditions de travail de ses deux aînés, sa fougue, son innocence et sa naïveté attendrissent les deux autres (malgré l’exaspération d’Abdul) et allègent certains tableaux, allant même jusqu’à causer la surprise lorsque le cimetière se transforme en plancher de danse. Le cœur se serre lorsqu’on le sent rejeté de sa maison sans qu’il en comprenne la raison; l’esprit s’inquiète lorsqu’il lance une pluie de cailloux sur une maquette du village avec laquelle il joue.
À travers leurs actions, souvent répétitives sans être ennuyeuses, un discours important sur l’ostracisation se construit, ainsi que sur l’exiguïté des conditions de vie des trois fossoyeurs. De plus en plus isolés sur leur colline, ils sont mis au ban de la société qui, par le fait même, leur est redevable de contenir le mal qui l’affecte par les tâches qui leur sont dévolues. Cette situation changera-t-elle ? Leurs efforts seront-ils récompensés ? Rien ne semble moins sûr.
On doit s’enorgueillir du fait que la volonté de mettre coûte que coûte derrière soi les jours les plus sombres de la pandémie, voire d’en oublier l’existence, se voit confrontée par le théâtre. Telle une Électre ou une Antigone, ce révélateur de la psyché humaine refuse l’oubli, la dissimulation et nomme la peur, la méfiance, la perte de repères et le sacrifice, tout ce qui — finalement — mérite d’être dit. Ce qui pourrait être défini comme la routine inhumaine de la catastrophe s’enrichit, dans Diggers, d’une réflexion sensible et juste sur l’expérience noire, autant individuelle que collective, et sur le rôle ingrat bien trop souvent assigné aux minorités visibles dans nos sociétés nordiques.
Diggers
Texte : Donna-Michelle St. Bernard. Mise en scène : Pulga Muchochoma. Assistance à la mise en scène : Lydie Dubuisson. Scénographie : Courtney Moses. Direction technique et de production : Shopdogs. Régie : Elyse Quesnel. Assistance à la régie : Catherine Sargent. Lumière : Tim Rodriguez. Conception sonore : Elena Stoodley. Costumes : Georges Michael Fanfan. Avec Jahlani Gibert-Knorren, Chance Jones, Christian Paul et Warona Setshwaelo. Une coproduction de Black Theatre Workshop et de Prairie Theatre Exchange présentée au Centre Segal des arts de la scène jusqu’au 17 février 2024.