JEU des 5 questions

Cinq questions à Marie-Pascale Bélanger, metteuse en scène, chorégraphe et scénographe

© Vanessa Fortin

L’artiste multidisciplinaire Marie-Pascale Bélanger présente A comme animal dans le cadre du Festival Casteliers qui se déroulera du 6 au 10 mars. Cette pièce de danse-théâtre-marionnettes est au diapason des diverses formations de l’artiste, soit en arts visuels, danse et théâtre de marionnettes.

Vous êtes passée de Les bois à A comme animal pour le spectacle. J’imagine que l’œuvre a cheminé depuis deux ans ?

Oui, effectivement, la pièce s’est beaucoup transformée depuis sa première version présentée sous la forme d’un duo à Tangente en 2022. Je désirais concevoir un environnement surréaliste et plonger dans l’univers du rêve et du symbolisme. Le titre Les bois faisait d’ailleurs référence à cet espace sauvage qu’est la forêt, comme une métaphore de l’inconscient où se rencontrent l’individuel et le collectif. J’ai ensuite eu la chance de retravailler la pièce en intégrant une troisième interprète et de développer davantage toute la potentialité des mouvements et des manipulations. Cela m’a ouvert une nouvelle avenue. Rebaptisé A comme Animal en 2023, le spectacle a ensuite été présenté dans le cadre des Préludes de Casteliers à la MIAM, puis au Festival Masqu’alors de Saint-Camille, ainsi qu’au FIAMS. Je me suis immergée dans cette création avec des envies, des impulsions et des besoins, espérant voir certaines images prendre forme. À la manière du mouvement surréaliste qui créait en se fiant au pouvoir de l’inconscient, je me suis principalement laissé guider par mon intuition. C’est par la suite que j’ai entrepris d’analyser le sens qui s’exprimait à travers cette création. Créer sans savoir exactement où je vais est à la fois stimulant et effrayant, mais je trouve que le jeu en vaut la chandelle.

© Vanessa Fortin

Quelle partie de la pensée du philosophe Gilles Deleuze vous a inspirée pour le spectacle ?

Je voulais inclure un philosophe comme protagoniste dans cette pièce. Mon choix s’est arrêté sur Deleuze, car je me suis laissé fasciner par la figure emblématique qu’il était. Au-delà de sa pensée, c’est la personnalité de cet homme qui m’a inspirée. J’ai été captivée par le visionnement de son abécédaire posthume, sa voix rauque et aiguë à la fois, sa passion et sa docilité lors des échanges. Sa fascination pour la tique (l’insecte), plutôt que tout autre animal, tel que les animaux domestiques qu’il décrivait comme dénaturés et ennuyeux, m’ont particulièrement interpelée. C’est cependant en découvrant sa célèbre conférence de 1987 devant des étudiants en cinéma, « Qu’est-ce que l’acte de création ? » que j’ai trouvé les mots d’introduction pour le spectacle. En traduisant la vision cinématographique du réalisateur Vincente Minelli sur le rêve, Deleuze évoque le danger que représente le rêve de l’autre pour celui qui ne rêve pas. « Ne soyez jamais pris dans le rêve de l’autre sinon vous êtes foutu ! ». Tirée de son contexte pour les besoins de la dramaturgie du spectacle, cette idée de danger d’être engloutie par la réalité, la volonté d’un autre, de se perdre soi-même, m’a énormément parlé, car cela résonnait avec des peurs enfantines encore enfouies dans mon inconscient d’où sont issus tant de cauchemars et de réveils en terreur. Je me suis réapproprié les paroles prononcées par Deleuze afin de tisser un des fils conducteurs de la pièce et d’explorer la thématique du rêve tout en abordant le sentiment complexe d’être à la fois fasciné et effrayé par l’influence de l’autre sur notre imaginaire. Au cœur du propos, il est question de confusion entre le rêve et la réalité, ainsi que la perte du sentiment d’identité et la dépossession de soi-même.

« L’homme est un loup pour l’homme », écrivait Brecht, mais cela donne l’impression que l’animalité que vous abordez ici ne représente pas le pire de l’humain, non ?

Non, c’est vrai, la référence à l’animal dans la pièce représente davantage une réflexion sur la dualité et le conflit intérieur, entre l’instinct de survie et de protection innée de l’enfant d’une part, et la domestication et l’élevage d’autre part, qui le rendent acceptable et aimable aux yeux des autres. Certains personnages du spectacle sont ainsi mi-humains, mi-animaux, symbolisant un débat entre l’humanité et l’animalité et du juste équilibre à trouver entre ces parts de soi-même pour sortir du conflit. Le processus de devenir humain n’est pas simple à mes yeux et entraîne de nombreux conflits intérieurs, parfois exprimés à travers la violence. C’est ainsi que nous éprouvons le besoin de nous domestiquer, de nous réprimander, nous coupant ainsi d’une partie de nos instincts primaires, jusqu’à nous rendre incapables de prendre en compte nos désirs ou même de nous défendre dans certains cas. Cette dynamique est encore plus flagrante dans l’éducation des femmes.

© Vanessa Fortin

D’après la bande-annonce, il semble que la féérie et la poésie règnent dans la pièce. N’est-il pas temps de retrouver sur nos scènes une certaine magie, un irréel qui nous éloignent de la morosité du quotidien et de la réalité concrète ?

En entrelaçant dans ce spectacle une trame narrative aux allures dramatiques avec un traitement à la fois onirique et ludique, j’ai tenté de créer un équilibre subtil entre une atmosphère intrigante, parfois même inquiétante, et une certaine poésie qui s’en dégage. Pour mieux appréhender cette pièce, je pense qu’il faut l’aborder à travers le prisme de la bande dessinée davantage que de celui de la littérature. Et ce, tant dans son style narratif et visuel que dans sa capacité à susciter une forme poétique singulière. Je joue énormément avec les codes théâtraux, en particulier avec ceux de la marionnette, ce qui amène indéniablement un décollement de la réalité, une transposition vers un univers magique très différent de celui que nous pouvons créer lorsqu’il n’y a que des humains de chair en présence. Oui, effectivement, je crois que le sens du magique et de l’imaginaire poétique semble s’être doucement éclipsé de la scène. Pour ma part, je suis toujours prête à me faire prendre au jeu des possibles et à créer des univers surréalistes où rien n’est vraiment ce qu’il semble être. C’est tout cela que le médium de la marionnette me permet de transposer. Je milite en faveur d’un monde moins efficace et performant. Un retour ou une augmentation de la poésie sur les scènes est peut-être une bonne façon de commencer.

Multidisciplinarité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité… Vous êtes parmi celles et ceux qui maîtrisent diverses formes, comment on en vient là comme artiste ? Est-ce qu’une autre discipline pourrait aussi vous intéresser ?

J’aurai tendance à croire que lorsqu’on s’engage sur cette voie, on ne s’arrête pas en cours de route. L’interdisciplinarité est pour moi une manière de penser la scène qui revendique l’interconnexion entre différentes formes d’expressions, cela devient une manière de s’exprimer en soi et de créer. Pour ma part, j’ai l’intention de poursuivre mes découvertes et apprentissages d’autres disciplines artistiques. Je pense entre autres aux technologies de l’image que je souhaite intégrer dans ma prochaine création. En regardant mon parcours de formation dans les diverses disciplines artistiques que j’ai apprises, je crois que je me suis engagée dans chacune d’elles par besoin d’être au cœur de l’action et pour découvrir les potentialités qu’elles offraient. Depuis aussi longtemps que je me rappelle, j’ai eu les mains dans la matière, dans l’argile et la peinture. J’ai rencontré la danse tout à fait par hasard et ç’a été un véritable coup de cœur. Dans mon travail, les arts visuels et la danse ont toujours été très entremêlés. Le théâtre et la marionnette sont venus à moi de manière très naturelle. Pour moi, il n’existe aucune frontière réelle entre les différentes formes artistiques.

A comme animal sera présenté le 8 mars 2024 à l’Auditorium de l’école Paul-Gérin-Lajoie d’Outremont.