Critiques

Nederlands Dans Theater, programme triple : Comme si c’était hier

© Rahi Rezvani

Il y a des pièces incontournables dans le répertoire des scènes. Des classiques : des drames comme Roméo et Juliette, Hamlet ou Richard III, des comédies comme Le Dom Juan ou Le Misanthrope. En danse, William Forsythe a acquis ce statut, avec une courte pièce comme One Flat Thing, reproduced (2000), qui permet à une myriade de danseurs et danseuses de tous âges, incarnant la jeunesse débridée, de danser sur/autour/dessous vingt tables avec une énergie électrique, décapante et survoltée.

C’est un best-seller des compagnies néoclassiques : une guerre de tranchées, une explosion de figures acrobatiques, de sauts, de tours, de moments rocambolesques, une invention truculente de composition et de joie. Danse moderne, exultation des corps. Pour l’avoir vu plusieurs fois, je peux affirmer que ce n’est pas une chorégraphie d’interprétation, mais une démonstration où l’exécution se concentre sur un rythme infernal, la dépense et une coordination complexe. Règne la physicalité, un point c’est tout.

On y cogne les tables, à grands coups de poings, de pieds. Les chevilles, les poignets, fortement sollicités, demeurent efficaces et, on ne sait comment, intacts. La vague des cabrioles déferle : ce qui galvanise le public vient de l’époustouflant Forsythe, dont l’imagination a fait la renommée.

Une vague suit l’autre, grandissante, plus intense, ahurissante : forcément, on est submergé·es par l’humour, la légèreté, le surgissement inlassable, la défonce. La chorégraphie compose avec l’imprévisible, sans que l’encombrante installation soit un obstacle à l’anarchie. La danse dérange l’ordre et réjouit tous ceux et celles que voici prêts à taper des pieds.

© Rahi Rezvani

Force d’un groupe

Les Israéliens Eyal et Behar sont aussi de ceux et celles qu’on se dispute en Europe, dans les prestigieuses compagnies néo-classiques. Ils font danser les interprètes sans distinction de genre, tou·te·s assorti·e·s dans une hyper sensualité et ultra physicalité. À contempler dans Jackie les sublimes costumes de chair, qui gomment juste ce qu’il faut de la nudité, tout en parant les corps de chatoiements sublimant la chair, on comprend que les corps en déploiement de force et de santé n’ont nulle autre évidence que la beauté.

Jakie (2023) est une cérémonie épurée aux images lentes, où le groupe des interprètes, dans un jeu très soigné de tailles, de figures, de proximité sans toucher, ni sauts ni excès de dépense, met en valeur un individu singulier, détaché de la masse homogène. Un à la fois. Dans cette chorégraphie plutôt sombre, réside une magie de la danse en groupe, où tous et toutes sur demi-pointes, pieds nus, font miroiter les talons, les mollets, les fesses, les muscles ronds et longs du dos et des épaules. L’image est inhabituelle, cette danse de dos forçant notre attention sur sa sensualité et sa cohésion.

Vers la fin, le groupe éclate en essaim. C’est plus banal, sauf qu’on y remarque la déconstruction de plusieurs danses méditerranéennes, traditionnelles, ethniques. Moment fort, l’accent mis sur la puissance mâle d’un des danseurs, dont la taille, la musculature et la figure héroïque se détachent tel un mirage. Il transcende l’incarnation organique et érotique de ses camarades. On découvre, aux saluts, leur grande individualité. L’expérience visuelle permet d’imaginer la solidarité, la détermination et l’entrainement valorisés par ces chorégraphes chevronnés.

© Rahi Rezvani

Jeux d’eau et modernité

Moins accrocheuse, la pièce nuancée des frère et sœur van Opstal, qui ouvre la soirée, a plongé le public dans un milieu aquatique de figures classiques, juxtaposées en tableaux, sans changement de tonalité ni d’intensité. Le couple des van Opstal propose le calme délié de ses glissements, portés, déploiement de jambes et de bras.

Les silhouettes se dessinent avec une grâce un peu ennuyeuse, on n’évite pas les stéréotypes du ballet, sans que se perde la perfection technique de ces artistes de haut niveau. On reste sur cette hauteur, sise dans une scénographie de cordages qui évoque un filet de pêche, léger, dans les eaux grises des mers du Nord.

Dans l’ensemble, l’ambiance de ces courtes pièces de danse, sans ajout autre que musiques et éclairages, est à la reprise. La création d’images parfaites domine. La soirée divertit par le grand déploiement de cette Modern Dance, qui n’a jamais coupé ses liens avec la danse américaine, mais rien n’y a fait sentir la marque d’une invention contemporaine qui décape le formalisme.

On revient plutôt, notamment par les choix musicaux, à ce qui engagea les années soixante-dix dans l’abstraction, mais a un air aujourd’hui de nostalgie d’une période dominée par le jazz fusion et l’électronique – easy-listening, soft, selon les termes consacrés – et la musique sérielle, douce, moins avant-gardiste, plus mélodique et accessible à la méditation.

Nederlands Dans Theater

The Point Being de Imre + Marne van Opstal. Musique : Amos Ben-Tal. Lumière : Tom Visser. One Flat Thing, reproduced de William Forsythe. Musique : Thom Willems. Jakie, Sharon Eyal + Gai Behar. Musiques : Ori Lichtik, Ryuichi Sakamoto et Einstürzende Neubauten. Interprètes : Alexander Andison, Fay van Baar, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann, Pamela Campos, Emmitt Cawley, Thalia Crymble, Matthew Foley, Scott Fowler, Surimu Fukushi, Barry Gans, Aram Hasler, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Madoka Kariya, Genevieve O’Keeffe, Paxton Ricketts, Kele Roberson, Charlie Skuy, Yukino Takaura, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk. Au Théâtre Maisonnneuve de la Place des Arts jusqu’au 23 mars 2024.