Critiques

SLAM ! : Une âme de poète dans un maillot de tueur

© Stéphane Bourgeois

Ces jours-ci, la TOHU est le lieu de faste déploiement d’une alliance artistique étonnante, mais guère improbable : celle des circassien·nes de FLIP Fabrique et d’Ex Machina, la compagnie de Robert Lepage. Avec le spectacle SLAM ! ces ambassadeurs et ambassadrices de ce que la Capitale nationale a de mieux à offrir, côté arts vivants, mordent à pleines dents dans un art populaire bien enraciné dans la culture et le folklore locaux : la lutte, la vraie, dans tout ce qu’elle a de plus trash, racoleuse, clichée, exagérée et échevelée.

On peut avancer, ne serait-ce que par déduction, que Robert Lepage — tout comme plusieurs de ses complices de SLAM !, enfin, les plus âgé·es ! — ont connu la douceur des dimanches matin d’enfance devant le canal 7. Il y a des échos de l’héritage de cette défunte chaîne de Sherbrooke, celle qui diffusait les galas des Étoiles de la lutte. Une source de plaisirs coupables où les vols planés, les engueulades épiques et le cassage de figure à grands coups de fausses claques au visage — accentués par les coups de bottes au plancher —, faisaient frémir de joie et d’horreur le public qui prenait toujours parti. L’histoire était tranchée au couteau : il y avait les bons, les méchants, un arbitre. Cela avait le mérite d’être clair.

Les descendant·es de Louis Cyr et du Grand Antonio renaissent de leurs cendres, triomphants, à travers les simagrées et pirouettes des acrobates de FLIP Fabrique, qui avec appétit s’approprient avec vérité les archétypes de l’univers de la lutte. Tout au long de ces 90 minutes qui déferlent sans s’encombrer d’un entracte défilent devant nos yeux les Superhéros, StrongMan, un Highlander écossais au tempérament bouillant, un Luchador mexicain, des jongleurs de barbe à papa qui arborent fièrement des coupes Longueuil, une cowgirl à la souplesse extrême qui s’en prend à une costaude Amazone…

Dès les premières minutes, après l’entrée en scène d’un arbitre grabataire (voire carrément défunt), le MC de la soirée nous prodigue l’ordre de manifester avec verve notre enthousiasme (pour les bon·nes) et notre fiel (pour les méchant·es). Rapidement, tout ce bazar vire en vaste chaos ponctué de moments de grande beauté poétique. Le lotus qui triomphe de la boue…

© Stéphane Bourgeois

Enfants de la balle

Dans une ambiance rétro de fête foraine, SLAM ! a l’ambition de recréer l’esprit de la lutte, un art vivant qui perdure et perpétue ses codes avec un rayonnement planétaire que lui permet les frontières tombées du globalisme. Certes, le sujet emballe et le public est gagné d’avance. Toutefois, le spectacle met quand même une bonne vingtaine de minutes avant de trouver son erre d’aller. Comme si l’univers de la lutte, trop rebelle et singulier, résiste à se faire apprivoiser par des circassien·nes trop propres, trop poli·es et bien élevé·es. Bref, ça prend un petit moment pour y croire, même si les acrobates ont les bons costumes, le jeu juste, la feinte facile. Ne devient pas lutteur ou lutteuse qui veut…

Mais la magie bric-à-brac, moins sophistiquée que ce à quoi nous a habitué·es Robert Lepage, retrouve éventuellement son chemin. Se nourrissant des archétypes, des engueulades, des crinières de lion, des trompettes, des numéros de trampoline, des valises de frics qui débordent de billets, des catfights, du charabia intelligible d’un duo lubrique de commentateurs sportifs, une irrésistible alchimie s’empare de SLAM !, nous berce vers la fantaisie et les coulisses des possibles de l’univers du cirque.

La somme du spectacle est réjouissante, rabelaisienne, souvent très drôle, époustouflante. Un ring est placé au cœur de la scène de la TOHU, et devient le centre d’attraction d’un incessant carnaval d’absurdités, de prouesses physiques et de tiraillages. Des applaudissements supplémentaires (enregistrés) bonifient l’ambiance.

Ça dérape, ça déchire; c’est le gros bordel. Tout cela nous offre aussi matière à réfléchir, à se regarder en face. Sans mot pour s’exprimer, les lutteurs et lutteuses acrobates qui offrent des prestations athlétiques et théâtrales font exulter le monde émotionnel, rendant possibles la catharsis et l’atteinte d’états de grâce aussi vulgaires que divins. Les polarités se tirent les cheveux avant de se frencher à pleine bouche, dans cette danse chaotique qui s’inspire aussi du monde de la bande dessinée.

Les projections en kaléidoscope d’une prestation de contorsion est un moment inoubliable du spectacle, tout comme un moment de calme contemplation que nous offre un funambule qui tire son fil de part et d’autre du ring.

C’est un freak show où la violence cogne fort, mais ne fait pas mal. Dans le ring de SLAM !, il est permis de s’affronter, de se rencontrer et de fomenter des réactions primales (et du sens !) à partir de la souffrance d’être éternellement condamné au rôle de bon ou de mauvais, des bribes de notre identité émergent avec leurs blessures, leurs travers. L’humanité est mise à nu, sans s’encombrer de délicatesse, et encore moins de nuances. Ça fesse fort, mais ça survit, sur une trame narrative sans queue ni tête, où tout le monde trouve son compte.

On émerge de tout cela comme d’une traversée d’un manège au Parc Belmont. Et finalement, SLAM ! est un antidote au beige-gris, au mode passif-agressif de nos vies de plus en plus virtuelles, sans Canal 7 pour pimenter les dimanches matin.

© Stéphane Bourgeois

SLAM !

Mise en scène : Robert Lepage. Direction de création : Steve Blanchet. Directeur artistique, cirque : Bruno Gagnon. Assistant à la mise en scène : Félix Gagenais. Acrobates : Jérémie Arsenault, Fabien Cortes, Maeva Desplat, Naomi Eddy, Jonathan Julien, Stéphane Pansa, Cédrik Pinault, Adèle Saint-Martin. Musique et son : Bob & Bill. Lumières : Renaud Pettigrew. Costumes : Camila Comin. Consultants à la lutte : Marko Estrada. Une coproduction d’Ex Machina et de FLIP Fabrique, en coproduction avec le Diamant et la TOHU, présentée à la TOHU jusqu’au 7 avril 2024.