Personne ne remettra en question la qualité exceptionnelle du texte de Florian Zeller, Le père, célébré par la critique, traduit partout dans le monde et récompensé par divers prix, dont deux oscars (sur une possibilité de six nominations) pour son adaptation cinématographique. Dans cette pièce, qui fait partie d’un triptyque avec La mère et Le fils, l’auteur construit avec patience et minutie un labyrinthe spatio-temporel dans lequel il s’intéresse à l’évolution de la démence au sein d’une famille. Édith Patenaude a abordé le sujet de front pour donner à la partition de Zeller une mise en scène sobre et inventive, presque dénuée de fausses notes.
André reçoit la visite de sa fille, Anne, qui lui annonce la venue d’une nouvelle aide-soignante alors qu’il vient de renvoyer celle qui s’occupait de lui, la dernière d’une longue série. Méfiant, il assure qu’il n’a besoin de personne, et pourtant, tout son environnement commence à se modifier imperceptiblement. D’abord, Anne lui déclare qu’elle déménagera bientôt à Toronto (alors qu’elle ne parle même pas anglais !). Puis, un homme apparaît qu’il ne connaît pas, qui prétend être le mari de sa fille, qui disparaît alors qu’une Anne différente apparaît, puis est remplacée par la « vraie ».
L’ordre des événements semble bouleversé ; visiblement, le temps n’avance pas comme il devrait — un élément du spectacle particulièrement réussi, d’ailleurs. On semble lui dire qu’il habite désormais chez sa fille. Essaie-t-on de le faire passer pour fou ? Ses proches lui mentent-ils ? Qu’est-il advenu de sa fille préférée, Élise ? De l’autre côté, Anne s’accroche à son père et s’oublie entièrement dans les soins qu’elle lui prodigue, alors qu’il perd de plus en plus pied en lui-même.
Unheimlich
Édith Patenaude a choisi de mettre en lumière l’isolement inhérent aux maladies dégénératives telles que la maladie d’Alzheimer. Celui d’André, incarné avec une rare finesse de jeu par Marc Messier, est le plus évident. L’appartement dans lequel se déroule l’action devient la représentation de sa maladie. Les éléments de sa vie y disparaissent les uns après les autres au gré des changements de décor. Celui-ci, signé Odile Gamache et Julie Measroch, donne l’impression que le personnage se perd dans un dessin d’Escher, dans des couloirs tournant sur eux-mêmes et des escaliers ne menant nulle part. Un seul inconvénient mineur : un poteau de soutien situé à l’avant-scène entrave parfois la vue de l’ensemble de l’appartement, dépendant de l’angle où l’on se trouve.
En donnant à André les qualités d’un homme charmant, enjoué, vif d’esprit, Messier rend sa chute encore plus visible, encore plus touchante, encore plus tragique. Il démontre ici la grandeur de son talent de comédien et toute l’étendue de son registre, du rire aux larmes, de l’assurance d’un homme ayant réussi sa vie à la vulnérabilité d’un vieillard qui ne sait plus ce qu’il se passe autour de lui. Une performance marquante, dont on se souviendra longtemps.
Anne, quant à elle, victime collatérale de la maladie d’André, risque de sombrer, elle aussi, à force de ne plus s’occuper que de lui. Morte d’inquiétude, blessée au vif lorsqu’il ne la reconnaît plus, tremblante d’anxiété, hésitante quant aux mesures à prendre, tiraillée entre son mari et son père, elle se résout — à grand-peine — à placer André en résidence pour ne pas être entraînée dans sa déchéance. Si le jeu de Catherine Trudeau paraît quelque peu plaqué au départ, il se raffermit rapidement lorsqu’elle doit exprimer toute la gamme d’émotions que vit son personnage.
Sa représentation de l’aidante naturelle, à la fois hypervigilante et complètement dépassée par les assises de son propre monde qui s’écroule, touche juste, droit au cœur. Elle peut compter sur Fayolle Jean Jr., dans le rôle de son mari, Pierre, pour étoffer le caractère d’Anne, mais aussi pour épaissir un peu plus le mystère.
Moderato
On ne saurait terminer cette critique sans parler du public. En effet, Patenaude nous entraîne dans le labyrinthe d’André et nous mène à douter, à notre tour, des événements qui se déroulent devant nous, à l’aide d’un dispositif fort judicieux et signifiant. La scène est encadrée de projecteurs, dirigés vers la salle, qui s’allument lors des changements de décors. Ces moments où l’action s’arrête permettent aux spectateurs et aux spectatrices de reprendre leur souffle, mais aussi de se perdre, eux et elles aussi, dans l’intensité mouvante de ces phares clignotant comme clignote l’esprit malade du protagoniste.
Dans cette pièce grave, d’une grande actualité, parsemée de moments malgré tout cocasses durant lesquels on rit parfois franchement, parfois nerveusement, la nécessité de parfois ralentir le rythme s’impose pour créer une distanciation salutaire et, de temps à autre, essuyer ses larmes. Sa metteuse en scène l’a très bien compris, de même que les interprètes.
Un beau spectacle, humble et sans excès, au propos terrifiant de réalisme, qui touchera de nombreuses personnes aux prises avec la même situation dans leur quotidien.
Texte : Florian Zeller. Adaptation : Emmanuel Reichenbach. Mise en scène : Édith Patenaude. Assistance à la mise en scène et régie : Adèle Saint-Amand. Décor : Odile Gamache et Julie Measroch. Costumes: Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Alexander MacSween. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages : Sylvie Rolland Provost. Avec Adrien Bletton, Sofia Blondin, Fayolle Jean Jr., Marc Messier, Noémie O’Farrell, Catherine Trudeau. Une production d’Encore Spectacle présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 21 avril 2024.
Personne ne remettra en question la qualité exceptionnelle du texte de Florian Zeller, Le père, célébré par la critique, traduit partout dans le monde et récompensé par divers prix, dont deux oscars (sur une possibilité de six nominations) pour son adaptation cinématographique. Dans cette pièce, qui fait partie d’un triptyque avec La mère et Le fils, l’auteur construit avec patience et minutie un labyrinthe spatio-temporel dans lequel il s’intéresse à l’évolution de la démence au sein d’une famille. Édith Patenaude a abordé le sujet de front pour donner à la partition de Zeller une mise en scène sobre et inventive, presque dénuée de fausses notes.
André reçoit la visite de sa fille, Anne, qui lui annonce la venue d’une nouvelle aide-soignante alors qu’il vient de renvoyer celle qui s’occupait de lui, la dernière d’une longue série. Méfiant, il assure qu’il n’a besoin de personne, et pourtant, tout son environnement commence à se modifier imperceptiblement. D’abord, Anne lui déclare qu’elle déménagera bientôt à Toronto (alors qu’elle ne parle même pas anglais !). Puis, un homme apparaît qu’il ne connaît pas, qui prétend être le mari de sa fille, qui disparaît alors qu’une Anne différente apparaît, puis est remplacée par la « vraie ».
L’ordre des événements semble bouleversé ; visiblement, le temps n’avance pas comme il devrait — un élément du spectacle particulièrement réussi, d’ailleurs. On semble lui dire qu’il habite désormais chez sa fille. Essaie-t-on de le faire passer pour fou ? Ses proches lui mentent-ils ? Qu’est-il advenu de sa fille préférée, Élise ? De l’autre côté, Anne s’accroche à son père et s’oublie entièrement dans les soins qu’elle lui prodigue, alors qu’il perd de plus en plus pied en lui-même.
Unheimlich
Édith Patenaude a choisi de mettre en lumière l’isolement inhérent aux maladies dégénératives telles que la maladie d’Alzheimer. Celui d’André, incarné avec une rare finesse de jeu par Marc Messier, est le plus évident. L’appartement dans lequel se déroule l’action devient la représentation de sa maladie. Les éléments de sa vie y disparaissent les uns après les autres au gré des changements de décor. Celui-ci, signé Odile Gamache et Julie Measroch, donne l’impression que le personnage se perd dans un dessin d’Escher, dans des couloirs tournant sur eux-mêmes et des escaliers ne menant nulle part. Un seul inconvénient mineur : un poteau de soutien situé à l’avant-scène entrave parfois la vue de l’ensemble de l’appartement, dépendant de l’angle où l’on se trouve.
En donnant à André les qualités d’un homme charmant, enjoué, vif d’esprit, Messier rend sa chute encore plus visible, encore plus touchante, encore plus tragique. Il démontre ici la grandeur de son talent de comédien et toute l’étendue de son registre, du rire aux larmes, de l’assurance d’un homme ayant réussi sa vie à la vulnérabilité d’un vieillard qui ne sait plus ce qu’il se passe autour de lui. Une performance marquante, dont on se souviendra longtemps.
Anne, quant à elle, victime collatérale de la maladie d’André, risque de sombrer, elle aussi, à force de ne plus s’occuper que de lui. Morte d’inquiétude, blessée au vif lorsqu’il ne la reconnaît plus, tremblante d’anxiété, hésitante quant aux mesures à prendre, tiraillée entre son mari et son père, elle se résout — à grand-peine — à placer André en résidence pour ne pas être entraînée dans sa déchéance. Si le jeu de Catherine Trudeau paraît quelque peu plaqué au départ, il se raffermit rapidement lorsqu’elle doit exprimer toute la gamme d’émotions que vit son personnage.
Sa représentation de l’aidante naturelle, à la fois hypervigilante et complètement dépassée par les assises de son propre monde qui s’écroule, touche juste, droit au cœur. Elle peut compter sur Fayolle Jean Jr., dans le rôle de son mari, Pierre, pour étoffer le caractère d’Anne, mais aussi pour épaissir un peu plus le mystère.
Moderato
On ne saurait terminer cette critique sans parler du public. En effet, Patenaude nous entraîne dans le labyrinthe d’André et nous mène à douter, à notre tour, des événements qui se déroulent devant nous, à l’aide d’un dispositif fort judicieux et signifiant. La scène est encadrée de projecteurs, dirigés vers la salle, qui s’allument lors des changements de décors. Ces moments où l’action s’arrête permettent aux spectateurs et aux spectatrices de reprendre leur souffle, mais aussi de se perdre, eux et elles aussi, dans l’intensité mouvante de ces phares clignotant comme clignote l’esprit malade du protagoniste.
Dans cette pièce grave, d’une grande actualité, parsemée de moments malgré tout cocasses durant lesquels on rit parfois franchement, parfois nerveusement, la nécessité de parfois ralentir le rythme s’impose pour créer une distanciation salutaire et, de temps à autre, essuyer ses larmes. Sa metteuse en scène l’a très bien compris, de même que les interprètes.
Un beau spectacle, humble et sans excès, au propos terrifiant de réalisme, qui touchera de nombreuses personnes aux prises avec la même situation dans leur quotidien.
Le père
Texte : Florian Zeller. Adaptation : Emmanuel Reichenbach. Mise en scène : Édith Patenaude. Assistance à la mise en scène et régie : Adèle Saint-Amand. Décor : Odile Gamache et Julie Measroch. Costumes: Cynthia St-Gelais. Éclairages : Julie Basse. Conception sonore : Alexander MacSween. Accessoires : Julie Measroch. Maquillages : Sylvie Rolland Provost. Avec Adrien Bletton, Sofia Blondin, Fayolle Jean Jr., Marc Messier, Noémie O’Farrell, Catherine Trudeau. Une production d’Encore Spectacle présentée au Théâtre du Nouveau Monde jusqu’au 21 avril 2024.