Nœuds, torsions, étreintes, portés, tiraillements : l’incarnation de l’extase et des tourments amoureux est au cœur du Mythe d’Orphée, une métaphore actualisée où l’hybridation des corps décuple le pouvoir évocateur des mots.
Co-produite avec la Alan Lake Factori(e), la proposition de danse-théâtre renouvelle la forme des spectacles habituels présentés par le Théâtre du Trident. On y reconnaît bien la signature d’Alan Lake, chorégraphe important de la scène de Québec et du Québec : un entrelacs de mouvements poignants et organiques, qui tirent leur source dans l’émotion brute, la sensualité, l’étrangeté et l’évocation. Celui-ci cosigne la mise en scène avec Frédérique Bradet, tout en dansant dans le spectacle.
La scénographie de Vano Hotton, les éclairages de Keven Dubois et la musique d’Antoine Berthiaume construisent l’écrin infernal où se démènent les âmes perdues. Des parois grises et abruptes servent de murs d’escalade — une avenue qui aurait pu être davantage exploitée — et laissent percer de fins rayons de lumière. D’une trappe au sol émergent terre et racines, laissant planer l’idée que la nature pourrait un jour reprendre ses droits sur ce bunker bétonné. L’environnement sonore joue sur les échos et les sons graves, vibrants, souterrains. De grands pans de tissus enveloppent l’espace scénique comme des voiles, des suaires, des limbes qui avalent tout.
Le texte d’Isabelle Hubert s’infiltre dans cet univers en clair-obscur en jouant sur deux plans. Le premier, poétique, agit comme un écho à la chorégraphie. Il redonne de l’élan et de l’impulsion, accentue, rythme, souligne. Le second est une histoire contemporaine presque banale : nouvellement employé dans un entrepôt, Orphée a un coup de foudre pour sa supérieure Eurydice. Le jeune homme et la quarantenaire cèdent à leur passion. L’esprit empoisonné par deux échos, Orphée se convainc qu’il doit sauver sa bien-aimée de cet enfer — summum du consumérisme et de l’exploitation des populations vulnérables.
Briser le cycle
Comme dans le mythe qui porte son nom, Orphée n’y arrivera pas, mais ce n’est pas parce qu’il cède au doute et enfreint une règle imposée par les dieux pour s’assurer qu’Eurydice se trouve bien derrière lui alors qu’il l’arrache à la mort. Par une affirmation qui cherche, peut-être, à briser un cycle, le personnage féminin s’affirme et dissipe le brouillard romantique du mythe.
Devrait-on contester la légitimité de vouloir sauver l’objet de son amour des affres infernales ? La finale semble nous dire que oui, ou qu’il faudrait du moins remettre en question la nature même de l’enfer puisque tout, finalement, est une question de perception. Chose certaine, le syndrome du sauveur en prend pour son rhume — même si ce n’est pas exactement, à l’origine, l’objet du mythe d’Orphée.
Cela dit, ce sont surtout les corps qui parlent dans ce spectacle hors norme. Charles Roberge incarne un Orphée magnétique, consumé par ses sentiments. Longtemps après avoir quitté la salle, on garde en tête plusieurs images de son regard dévoré pendant qu’il est entraîné par la houle tentaculaire des danseuses et danseurs. Éva Saïda interprète une Eurydice lumineuse, nymphe terre-à-terre et accomplie dont le regard critique ne menace pas le bonheur. C’est le seul personnage qui ne danse pas et qui garde les deux fermement ancrés au théâtre.
Esther Rousseau-Morin et Josiane Bernier jouent les doubles dansants d’Orphée et Eurydice : leurs visages, leurs mouvements et leurs étreintes portent toute la passion et la dimension tragique qui fait l’étoffe des mythes. Leur interprétation est réellement sublime. Tels deux coryphées, Laurent Fecteau-Nadeau et Gabriel Cloutier Tremblay entourent Orphée, alimentent son délire et forment, avec six autres interprètes en danse, un chœur d’âmes torturées. Chacun et chacune ont une présence poignante, obsédante, qui ne tient pas tellement aux prouesses techniques, même si la chorégraphie est savamment orchestrée, mais plutôt à une singularité et à un total don de soi qui force l’admiration.
Texte : Isabelle Hubert. Mise en scène : Alan Lake et Frédérique Bradet, assistés de Mélissa Bouchard. Chorégraphie : Alan Lake. Scénographie : Vano Hotton. Costumes : Danielle Boutin. Accessoires : Jeanne Lapierre. Éclairage : Keven Dubois. Musique : Antoine Berthiaume. Maquillage : Vanessa Cadrin. Avec Charles Roberge, Éva Saïda, Josiane Bernier, Gabriel Cloutier Tremblay, Victoria Côté, Geneviève Duong, Laurent Fecteau-Nadeau, Alan Lake, Odile-Amélie Peters, Harold Rhéaume, Esther Rousseau-Morin, Jo Trozzo-Mounet. Une coproduction du Théâtre du Trident et de Alan Lake Factori(e) en collaboration avec La Rotonde présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 18 mai 2024.
Nœuds, torsions, étreintes, portés, tiraillements : l’incarnation de l’extase et des tourments amoureux est au cœur du Mythe d’Orphée, une métaphore actualisée où l’hybridation des corps décuple le pouvoir évocateur des mots.
Co-produite avec la Alan Lake Factori(e), la proposition de danse-théâtre renouvelle la forme des spectacles habituels présentés par le Théâtre du Trident. On y reconnaît bien la signature d’Alan Lake, chorégraphe important de la scène de Québec et du Québec : un entrelacs de mouvements poignants et organiques, qui tirent leur source dans l’émotion brute, la sensualité, l’étrangeté et l’évocation. Celui-ci cosigne la mise en scène avec Frédérique Bradet, tout en dansant dans le spectacle.
La scénographie de Vano Hotton, les éclairages de Keven Dubois et la musique d’Antoine Berthiaume construisent l’écrin infernal où se démènent les âmes perdues. Des parois grises et abruptes servent de murs d’escalade — une avenue qui aurait pu être davantage exploitée — et laissent percer de fins rayons de lumière. D’une trappe au sol émergent terre et racines, laissant planer l’idée que la nature pourrait un jour reprendre ses droits sur ce bunker bétonné. L’environnement sonore joue sur les échos et les sons graves, vibrants, souterrains. De grands pans de tissus enveloppent l’espace scénique comme des voiles, des suaires, des limbes qui avalent tout.
Le texte d’Isabelle Hubert s’infiltre dans cet univers en clair-obscur en jouant sur deux plans. Le premier, poétique, agit comme un écho à la chorégraphie. Il redonne de l’élan et de l’impulsion, accentue, rythme, souligne. Le second est une histoire contemporaine presque banale : nouvellement employé dans un entrepôt, Orphée a un coup de foudre pour sa supérieure Eurydice. Le jeune homme et la quarantenaire cèdent à leur passion. L’esprit empoisonné par deux échos, Orphée se convainc qu’il doit sauver sa bien-aimée de cet enfer — summum du consumérisme et de l’exploitation des populations vulnérables.
Briser le cycle
Comme dans le mythe qui porte son nom, Orphée n’y arrivera pas, mais ce n’est pas parce qu’il cède au doute et enfreint une règle imposée par les dieux pour s’assurer qu’Eurydice se trouve bien derrière lui alors qu’il l’arrache à la mort. Par une affirmation qui cherche, peut-être, à briser un cycle, le personnage féminin s’affirme et dissipe le brouillard romantique du mythe.
Devrait-on contester la légitimité de vouloir sauver l’objet de son amour des affres infernales ? La finale semble nous dire que oui, ou qu’il faudrait du moins remettre en question la nature même de l’enfer puisque tout, finalement, est une question de perception. Chose certaine, le syndrome du sauveur en prend pour son rhume — même si ce n’est pas exactement, à l’origine, l’objet du mythe d’Orphée.
Cela dit, ce sont surtout les corps qui parlent dans ce spectacle hors norme. Charles Roberge incarne un Orphée magnétique, consumé par ses sentiments. Longtemps après avoir quitté la salle, on garde en tête plusieurs images de son regard dévoré pendant qu’il est entraîné par la houle tentaculaire des danseuses et danseurs. Éva Saïda interprète une Eurydice lumineuse, nymphe terre-à-terre et accomplie dont le regard critique ne menace pas le bonheur. C’est le seul personnage qui ne danse pas et qui garde les deux fermement ancrés au théâtre.
Esther Rousseau-Morin et Josiane Bernier jouent les doubles dansants d’Orphée et Eurydice : leurs visages, leurs mouvements et leurs étreintes portent toute la passion et la dimension tragique qui fait l’étoffe des mythes. Leur interprétation est réellement sublime. Tels deux coryphées, Laurent Fecteau-Nadeau et Gabriel Cloutier Tremblay entourent Orphée, alimentent son délire et forment, avec six autres interprètes en danse, un chœur d’âmes torturées. Chacun et chacune ont une présence poignante, obsédante, qui ne tient pas tellement aux prouesses techniques, même si la chorégraphie est savamment orchestrée, mais plutôt à une singularité et à un total don de soi qui force l’admiration.
Le mythe d’Orphée
Texte : Isabelle Hubert. Mise en scène : Alan Lake et Frédérique Bradet, assistés de Mélissa Bouchard. Chorégraphie : Alan Lake. Scénographie : Vano Hotton. Costumes : Danielle Boutin. Accessoires : Jeanne Lapierre. Éclairage : Keven Dubois. Musique : Antoine Berthiaume. Maquillage : Vanessa Cadrin. Avec Charles Roberge, Éva Saïda, Josiane Bernier, Gabriel Cloutier Tremblay, Victoria Côté, Geneviève Duong, Laurent Fecteau-Nadeau, Alan Lake, Odile-Amélie Peters, Harold Rhéaume, Esther Rousseau-Morin, Jo Trozzo-Mounet. Une coproduction du Théâtre du Trident et de Alan Lake Factori(e) en collaboration avec La Rotonde présentée au Théâtre du Trident jusqu’au 18 mai 2024.