« Si l’on perd la joie, que reste-t-il donc ? », demandait l’un des personnages d’Un cœur habité de mille voix, jusqu’à tout récemment, sur la scène de l’Espace Go. Si l’on adhère à cette question rhétorique comme à un postulat, on ne se surprendra pas que Les Ânes Sœurs ait fait salle comble à l’Espace Libre en février dernier et ait été aussitôt programmé pour des représentations supplémentaires à La Licorne ce mois-ci, et ce, malgré le caractère plutôt inusité de cette pratique. Dans cette ode bienfaisante à la félicité quotidienne qui sait faire fi des circonstances, le comédien Yves Jacques, qui était de la distribution des deux précédentes pièces de Mathieu Quesnel, Je suis mixte et Trip, retrouve son complice, mais sur scène, cette fois.
Dans cette production, aussi écrite et mise en scène par le co-auteur de L’amour est un dumpling, les acteurs campent un trentenaire et un septuagénaire paumés, aux ressources financières plus que limitées, tous deux mis au rancart par leurs conjoint·es respectif et respective, qui optent pour la cohabitation dans un appartement ne comportant qu’une seule pièce. Leur penchant commun pour la musique saura ignifier leur amitié… et ravir le public.
Il est fascinant de contempler Yves Jacques déployer un autre talent que le jeu (ou la danse, habileté particulièrement explorée dans les Bye Bye auxquels il a participé, il y a de cela quelques décennies), soit celui de batteur aguerri. Son vis-à-vis lui donne la réplique musicale à la guitare. Les scènes — pertinemment multiples — où le duo interprète des extraits d’airs connus, de « Sensualité » d’Axelle Red à « The Sound of Silence » de Simon & Garfunkel en passant par « Sunday Bloody Sunday » de U2 et autres « Ella elle l’a » de France Gall. Un vaste répertoire, visité avec une pétulance des plus contagieuses.
En fait, on pourrait très certainement qualifier ce spectacle de théâtre « feel good ». Pour la bonhomie dont sont empreints les encarts musicaux; pour l’humour souvent irrésistible que rendent avec une implacable efficacité Jacques et Quesnel; pour le choix délibéré et résolu qui est fait par l’un des personnages de trouver en chaque jour une occasion de célébrer (il souligne tant la journée des câlins que celle des droits des animaux, et ainsi de suite); mais aussi pour l’entraide et la complicité qui, rapidement, en viennent à lier les deux hommes, bien qu’ils s’opposent en ce qui a trait à leur âge et à leur orientation sexuelle. La courbe narrative de cette relation est assez simple : se succèdent les étapes de l’apprivoisement, de la proximité, de l’hostilité et de la réconciliation. S’y greffent néanmoins diverses notions qui l’enrichissent, telles que la précarité, la solitude, le deuil amoureux, la pulsion de vie que peut susciter l’art.
Une chambre à nous
La gestion de l’espace scénographique laisse toutefois perplexe. L’exiguïté de l’appartement étant au centre de la trame narrative, puisque les colocataires s’encombrent l’un l’autre dans l’aire commune et ne disposent d’absolument aucun espace personnel, on s’étonne de constater que les murs suggérés par la structure élaborée par Cédric Lord ne sont que théoriques, les protagonistes outrepassant allègrement ces frontières virtuelles.
Ajoutons que la proposition tend à s’essouffler à certains moments et que toutes les bouffonneries, si réjouissante soit la désinvolture guillerette qui en émane, ne s’avèrent pas d’une égale drôlerie. Le potentiel comédique des masques d’ânes et celui des séquences rêvées, par exemple, s’épuisent et font pâle figure face au raffinement humoristique des échanges dialogiques et de leur interprétation.
Ces quelques passages moins convaincants ne sont toutefois que de légères ombres passant rapidement sur un tableau franchement jubilatoire. Et peut-être également rassurant. Car au-delà de l’amitié qui se tisse entre deux individus, c’est en vérité la solidarité qui est ici mise en lumière, le fait que même si tout conspire parfois à rendre l’existence éprouvante, on peut s’aider entre humain·es, non seulement en mettant en commun les ressources matérielles, mais aussi en se donnant mutuellement envie de vivre, de rêver et d’être impudemment heureux.
Texte et mise en scène : Mathieu Quesnel. Scénographie : Cédric Lord. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Musique originale : Navet Confit. Avec Mathieu Quesnel et Yves Jacques. Une production du Théâtre Électrique, en codiffusion avec La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 22 mai 2024.
« Si l’on perd la joie, que reste-t-il donc ? », demandait l’un des personnages d’Un cœur habité de mille voix, jusqu’à tout récemment, sur la scène de l’Espace Go. Si l’on adhère à cette question rhétorique comme à un postulat, on ne se surprendra pas que Les Ânes Sœurs ait fait salle comble à l’Espace Libre en février dernier et ait été aussitôt programmé pour des représentations supplémentaires à La Licorne ce mois-ci, et ce, malgré le caractère plutôt inusité de cette pratique. Dans cette ode bienfaisante à la félicité quotidienne qui sait faire fi des circonstances, le comédien Yves Jacques, qui était de la distribution des deux précédentes pièces de Mathieu Quesnel, Je suis mixte et Trip, retrouve son complice, mais sur scène, cette fois.
Dans cette production, aussi écrite et mise en scène par le co-auteur de L’amour est un dumpling, les acteurs campent un trentenaire et un septuagénaire paumés, aux ressources financières plus que limitées, tous deux mis au rancart par leurs conjoint·es respectif et respective, qui optent pour la cohabitation dans un appartement ne comportant qu’une seule pièce. Leur penchant commun pour la musique saura ignifier leur amitié… et ravir le public.
Il est fascinant de contempler Yves Jacques déployer un autre talent que le jeu (ou la danse, habileté particulièrement explorée dans les Bye Bye auxquels il a participé, il y a de cela quelques décennies), soit celui de batteur aguerri. Son vis-à-vis lui donne la réplique musicale à la guitare. Les scènes — pertinemment multiples — où le duo interprète des extraits d’airs connus, de « Sensualité » d’Axelle Red à « The Sound of Silence » de Simon & Garfunkel en passant par « Sunday Bloody Sunday » de U2 et autres « Ella elle l’a » de France Gall. Un vaste répertoire, visité avec une pétulance des plus contagieuses.
En fait, on pourrait très certainement qualifier ce spectacle de théâtre « feel good ». Pour la bonhomie dont sont empreints les encarts musicaux; pour l’humour souvent irrésistible que rendent avec une implacable efficacité Jacques et Quesnel; pour le choix délibéré et résolu qui est fait par l’un des personnages de trouver en chaque jour une occasion de célébrer (il souligne tant la journée des câlins que celle des droits des animaux, et ainsi de suite); mais aussi pour l’entraide et la complicité qui, rapidement, en viennent à lier les deux hommes, bien qu’ils s’opposent en ce qui a trait à leur âge et à leur orientation sexuelle. La courbe narrative de cette relation est assez simple : se succèdent les étapes de l’apprivoisement, de la proximité, de l’hostilité et de la réconciliation. S’y greffent néanmoins diverses notions qui l’enrichissent, telles que la précarité, la solitude, le deuil amoureux, la pulsion de vie que peut susciter l’art.
Une chambre à nous
La gestion de l’espace scénographique laisse toutefois perplexe. L’exiguïté de l’appartement étant au centre de la trame narrative, puisque les colocataires s’encombrent l’un l’autre dans l’aire commune et ne disposent d’absolument aucun espace personnel, on s’étonne de constater que les murs suggérés par la structure élaborée par Cédric Lord ne sont que théoriques, les protagonistes outrepassant allègrement ces frontières virtuelles.
Ajoutons que la proposition tend à s’essouffler à certains moments et que toutes les bouffonneries, si réjouissante soit la désinvolture guillerette qui en émane, ne s’avèrent pas d’une égale drôlerie. Le potentiel comédique des masques d’ânes et celui des séquences rêvées, par exemple, s’épuisent et font pâle figure face au raffinement humoristique des échanges dialogiques et de leur interprétation.
Ces quelques passages moins convaincants ne sont toutefois que de légères ombres passant rapidement sur un tableau franchement jubilatoire. Et peut-être également rassurant. Car au-delà de l’amitié qui se tisse entre deux individus, c’est en vérité la solidarité qui est ici mise en lumière, le fait que même si tout conspire parfois à rendre l’existence éprouvante, on peut s’aider entre humain·es, non seulement en mettant en commun les ressources matérielles, mais aussi en se donnant mutuellement envie de vivre, de rêver et d’être impudemment heureux.
Les Ânes Sœurs
Texte et mise en scène : Mathieu Quesnel. Scénographie : Cédric Lord. Éclairages : Marie-Aube St-Amant Duplessis. Musique originale : Navet Confit. Avec Mathieu Quesnel et Yves Jacques. Une production du Théâtre Électrique, en codiffusion avec La Manufacture, présentée au Théâtre La Licorne jusqu’au 22 mai 2024.