Critiques

Catarina et la beauté de tuer des fascistes : Plongée dans le dilemme

© Joseph Banderet

Accueil triomphant, dans la controverse, le 26 mai, pour l’œuvre-choc du nouveau directeur du Festival d’Avignon, l’auteur et metteur en scène portugais Tiago Rodrigues. Déjà provocante par son titre, Catarina et la beauté de tuer des fascistes ne laissera personne indifférent. Les réactions dans la salle, comme celles observées le soir de la première, sont intelligemment appelées par la construction même de la pièce. Voici un théâtre véritablement politique, dans la tradition brechtienne — Brecht y est d’ailleurs cité plusieurs fois — qui saisit avec une rare acuité les enjeux actuels du monde, à travers une fable qui décoiffe.

L’histoire, racontée avec un humour parfois clownesque, alternant avec des passages fougueux, emportés, dans une tension palpable, est celle d’une improbable famille ayant fait le vœu d’honorer la mémoire de l’arrière-grand-mère : Catarina Eufémia, ouvrière agricole assassinée sous la dictature qui régna sur le pays pendant quatre décennies. Ainsi, depuis plus de 70 ans, les Catarina — tous les membres de la famille ont le même prénom, les hommes portant d’ailleurs de longues jupes — exécutent chaque année un fasciste, membre du gouvernement ou politicien populiste répandant ses idées antiféministes, racistes, homophobes.

Or, voilà que la plus jeune, désignée pour le meurtre d’un ministre qu’elle vient de kidnapper, hésite, envahie par le doute, et refuse de tirer. S’ensuivra un affrontement serré avec sa mère, puis une déflagration soudaine qui fera basculer la représentation dans une tout autre ambiance. L’otage, qui n’a pas dit un mot depuis le début, victime attachante par sa vulnérabilité, se lance alors dans un long discours politique d’extrême droite, décomplexé, comme on entend de plus en plus, où toutes les minorités se voient attaquées. Par ce récit pour le moins ironique, l’auteur pose des questions auxquelles il est difficile d’offrir des réponses.

© Joseph Banderet

Quand tombe le 4e mur

La démocratie a-t-elle les armes pour combattre le fascisme ? Jusqu’où peut-on tolérer les propos des intolérant·es ? Comment se fait-il, si nous partageons les mêmes idées d’inclusion, d’ouverture et de liberté, que nous élisions des partis populistes qui votent des lois discriminatoires ? Quand un dirigeant ultraconservateur tombe sous les balles, devons-nous nous réjouir ? « N’hésitez jamais à faire le mal pour pratiquer le bien », répètent les personnages de Catarina et la beauté de tuer des fascistes, ou encore : « Il ne suffit pas d’être contre le fascisme, il faut agir contre », « Se taire, c’est être complice. »

Au cœur du spectacle, l’oncle Catarina, oracle et conteur, explique la difficulté de résoudre un dilemme quand, placé·e dans une situation où peu importe le choix que l’on fera, le résultat sera dévastateur. À la fin, devant la rhétorique tordue du politicien, une partie du public montréalais proteste, hue le tribun, se lève pour sortir, fait du bruit pour enterrer son discours – qui défile à l’écran, de toute façon. La salle se retrouve alors complètement plongée dans le dilemme décrit plus tôt… Tolérer cet intolérable discours intolérant ? Le malaise est palpable. Le défi théâtral se révèle particulièrement réussi. Il faut saluer la distribution impeccable, de haut calibre, du Teatro Nacional D. Maria II de Lisbonne, pour sa prestation.

© Joseph Banderet

Catarina et la beauté de tuer des fascistes

Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues. Collaboration artistique : Magda Bizarro. Scénographie : F. Ribeiro. Lumière : Nuno Meira. Costumes : José António Tenente. Création, design sonore et musique originale : Pedro Costa. Chef de chœur et arrangement vocal : Joāo Henriques. Voix off : Cláudio de Castro, Nadezhda Bocharova, Paula Mora et Pedro Moldāo. Conseillers en chorégraphie : Sofia Diaz et Vitor Roriz. Conseiller technique en armes : David Chan Cordeiro. Traduction : Thomas Resendes (français) et Daniel Hahn (anglais). Surtitrage : Patricia Pimentel. Avec Isabel Abreu, Romeu Costa, António Fonseca, Beatriz Maia, Marco Mendonça, António Parra, Carolina Passos Sousa et João Vicente. Une production du Teatro Nacional D. Maria II (Lisbonne), présentée au Festival TransAmériques du 26 au 28 mai 2024.