Critiques

Faire le bien : Satire d’une société minée

© David Ospina

Faire le bien : pour qui ? Pour soi ou pour les autres ? Au nom de quel principe ? Comment déterminer quelle est la meilleure action à poser ? La vérité est-elle forcément l’amie du bien ? Comment l’intention d’une action s’arrime-t-elle avec sa finalité ? Naît-on bon ou mauvais ? Qu’est-ce qu’une parole impeccable ? Voilà autant de questions qui sont posées d’une manière très habile dans cette création présentée au Théâtre du Rideau Vert en cette rentrée théâtrale.

Il faut d’abord souligner la qualité du texte, fruit d’une heureuse collaboration entre Gabrielle Chapdelaine et François Archambault. Cette rencontre dramaturgique fait émerger des dialogues incisifs et efficaces, qui campent rapidement les personnages dans des rôles archétypaux (la psy, l’itinérant, la femme enceinte, le PDG, la bourgeoise, le chum toxique, etc.), sans pour autant verser dans la facilité ou le cabotinage. Parmi la vingtaine de courtes saynètes qui s’enchaînent, certains personnages et motifs reviennent, comme ce couple hilarant qui attend un enfant ou cette série de « listes des choses que je ne t’ai pas dites par amour pour toi ». Mentionnons aussi ce leitmotiv du french kiss impossible à réaliser : en autant de versions imaginables, on ausculte ce premier baiser devenu si difficile à actualiser tant il rencontre d’ambages intellectuelles ou d’interrogations relatives, par exemple, au consentement et au désir.

Quelques vignettes interrogent notamment l’autocensure et ses dérives desquelles ressort un sentiment d’absurdité, d’une parole qui tourne à vide. L’actualité de ces vignettes, résolument féministes, rend le tout très comique, si bien que la salle se bidonne tout au long de ces deux heures de performance. On comprend que cette tonalité comique émerge d’une écriture au deuxième degré, qui ne contient qu’un hapax, lors du bris du quatrième mur (qu’il vaut mieux taire ici pour que vous ayez le plaisir de découvrir en salle).

Certaines répliques sont si savoureuses qu’elles semblent devenir cultes au moment même où elles sont proférées par les comédien·nes (on peut d’ailleurs se procurer le texte de la pièce, publié chez Leméac). Il y a certains personnages que l’on est tristes de quitter au bout du spectacle; ils sont à ce point drôles et attachants qu’on prendrait volontiers une pièce complète en spin-off.

© David Ospina

Faire le bien est une initiative du Théâtre français du CNA, en collaboration avec le Théâtre du Rideau Vert. Ce dernier provoque, depuis deux ans, la rencontre entre des comédien·nes fraîchement gradué·es des écoles de théâtre ainsi qu’un metteur en scène et un interprète chevronné. Huit finissant·es (Xavier Bergeron, Anaelle Boily Talbot, Mehdi Boumalki, Simon Champagne, Christophe Levac, Elizabeth Mageren, Charlotte Richer, Léa Roy) donnent ici la réplique à Ève Landry. S’il faut quelques minutes pour que le rythme et la confiance s’installent dans la distribution, tout s’enchaîne ensuite avec constance, énergie et précision. On a ici affaire à des acteurs et actrices très solides, avec des voix qui portent et des présences magnétiques.

Ajoutons à cela la mise en scène de Claude Poissant, qui positionne inlassablement les corps des acteurs et actrices face au public, qui devient non seulement dépositaire et témoin, mais aussi destinataire de cette parole satirique. La diversité des dispositifs, tels que l’usage du micro, la musique pop, le déplacement des comédien·nes dans la salle et les transitions dansées, ajoutent beaucoup de dynamisme à la proposition, qui ne laisse place à aucun temps mort.

La dernière scène mise sur une confrontation intergénérationnelle, les jeunes étant incarné·es par un chœur formé de la distribution de finissant·es, lequel fait face à Ève Landry, incarnant une génération plus âgée. Ce chœur, fort bien exécuté, déverse un long monologue intitulé « Faire toujours mieux », qui raille les travers de notre époque : « Je tapisse de photos/Les murs de l’Internet/J’insuffle du désir et de la jalousie/Je veux que partout on se dise/Je vais faire comme lui/Je vais faire fi de ce qu’on me dit ».

On aurait du reste pu se passer de certains tableaux, qui digressent légèrement ou qui tombent dans des situations plus frontalement politiques. On préfère l’oblique, l’absurde, des premières scènes. Car la trame la plus forte réside dans cette satire d’une société qui cherche tant à se policer, à faire « mieux », qu’elle en vient, à force de vouloir faire le bien, à générer des effets délétères. Dans ce décor jonché de missiles géants, de balles prêtes à atterrir au sol, le message est clair : le terrain est miné. Et l’on se dit, en effet, que le mieux est parfois l’ennemi du bien.

© David Ospina

Faire le bien

Texte : François Archambault et Gabrielle Chapdelaine. Mise en scène : Claude Poissant. Assistance à la mise en scène : Alexandra Sutto. Assistance aux costumes : Rosemarie Levasseur. Assistance aux éclairages : Manon Pocq-Saint-Joan. Coupes de cheveux : Sarah Tremblay. Direction technique lors du passage au CNA : Romane Bocquet. Construction du décor : Yves Nicol. Régisseuse : Alexandra Sutto. Chef machiniste : Michel Eudore Desrosiers. Cheffe éclairagiste : Manon Pocq-Saint-Joan. Chef sonorisateur : Stéphane Pelletier. Cheffe habilleuse : Geneviève Chevalier. Décors : Olivier Landreville. Costumes : Marc Senécal. Éclairages : Leticia Hamaoui. Musique : Jérôme Minière. Accessoires : Félix Plante. Maquillages et coiffures : Suzanne Trépanier. Avec Eve Landry, Xavier Bergeron, Anaelle Boily Talbot, Mehdi Boumalki, Simon Champagne, Christophe Levac, Elizabeth Mageren, Charlotte Richer, Léa Roy. Une coproduction du Théâtre du Rideau Vert et du Théâtre français du Centre national des Arts, présentée au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 14 septembre 2024.