Critiques

Iphigénie à Pointe-aux : Sacrifice moderne

© David Wong

Mardi soir a eu lieu la première de Iphigénie à Pointe-aux au Théâtre Prospero. Adaptation de la tragédie de Jean Racine, écrite en 1674, cette pièce s’ancre dans nos temps contemporains, nous fait rire, mais aussi réfléchir sur les condamné·es de notre société.

Effie est une jeune montréalaise pour qui la vie n’est pas toute rose, qu’on moque et qu’on rejette facilement. Elle est fougueuse, vulgaire, nonchalante. Elle aime sortir, boire beaucoup à s’en rendre malade… pour que la vie passe. Elle partage ainsi sa vie et son intimité avec nous durant presque une heure et demie.

Et pour ce faire, ce n’est pas une, mais bien quatre comédiennes de talent qui l’incarne. Pour corser le tout, elles incarnent aussi les autres personnages de cette histoire, comme Kev, le plan cul régulier intellectuellement limité, la grand-mère aimante qui veut aider sa petite-fille, Léa, la colocataire sur le party ou encore Phil, le beau militaire. Là encore, chacune des interprètes joue plusieurs lignes de chacun des personnages. Un choix très audacieux puisqu’il demande une grande maîtrise du texte, un jonglage constant dans le rythme de paroles et de silences, et une pertinence soutenue dans le texte. Et c’est un pari tout à fait réussi. En effet, la vivacité et l’interprétation juste des artistes sur scène nous tiennent en haleine tout le long. On est transporté dans l’univers d’Effie, on visualise les individus, souvent caricaturaux et drôles, qui l’entourent et on veut savoir ce qu’il va se passer. En plus de dynamiser l’œuvre, la présence des quatre interprètes crée de la sororité, une ambiance amicale survoltée et accentue l’intensité du personnage. On comprend aussi que finalement, la situation d’Effie n’est pas unique. Il y a en a beaucoup, de jeunes femmes délaissées par la vie.

La grande majorité de la pièce est déjantée, nous mène à sourire et souvent même à rire. En effet, le personnage d’Effie est extravagant, moqueur, et vit à mille à l’heure. Elle se déhanche de façon exagérée pour se rendre au Café Campus et vit toutes ses émotions à 200 %. Du crush d’un soir à l’attente insurmontable d’un message jusqu’à la rage instantanée lorsqu’elle voit Kev laisser les merdes de son chien dans la rue. C’est une montagne russe d’émotions qu’Effie traverse et ça la rend très touchante. Malgré l’apparente légèreté de son vécu, on observe dès le départ une douleur interne, un mal-être, des difficultés à s’en sortir, à se faire une place dans la société. Et ce malaise, on le ressent dans un sous-texte, discret, mais présent, ainsi que certaines transitions qui se font dans les corps, dans des mouvements torturés, des pauses plus douloureuses. Les intentions derrière l’interprétation de ces intermèdes n’étaient cependant malheureusement pas toujours constantes. Mais elles permettaient de casser le rythme, de passer à autre chose, d’encaisser toute l’énergie envoyée par les artistes.

© David Wong

Critique de la société

Le quotidien d’Effie peut paraître banal. De soirées folles à journées en mode mal de tête, d’un homme qu’elle n’aime pas jusqu’à la rencontre d’un autre qui la fait rêver d’avenir et de mariage, la pièce nous décrit la simplicité d’une vie, mais y saupoudre petit à petit des problèmes sociétaux plus grands. L’adaptation québécoise est bien ficelée puisqu’elle évoque précisément les problèmes que l’audience connaît, qu’elle vit peut-être et cela permet de s’identifier dès le départ. En plus des enjeux quotidiens, il y a le langage parfaitement adapté et les références à des lieux montréalais qui connectent intimement avec le public.

Dès le départ, on parle des CHSLD qui débordent, de l’argent qui est difficile à trouver, des enjeux de logements, etc. Subtils au départ, ces enjeux qui nous entourent tous et toutes prennent lentement une place bien plus grande dans la vie d’Effie, qui vivra, telle l’héroïne grecque, un drame. Et ce drame, « elle est capable de le prendre » parce que c’est elle, une jeune, une femme, une pauvre, qui subit toutes les misères de la société, au profit des plus riches. Et c’est là qu’on retrouve toute la critique de l’auteur.

Bien qu’en apparence, on caricature un personnage un peu BS, touchant, mais qu’on peut facilement critiquer, Iphigénie à Pointe-aux dépeint celles et ceux qui prennent pour les plus aisé·es, toutes les personnes moins bien loties qui endurent pour toutes les autres. Et cette détresse est envoyée en pleine face au public durant la dernière section de l’œuvre, où la sensibilité et les émotions viennent alors nous heurter, de façon juste. Parce qu’il est important de se rappeler des luttes contemporaines qui existent, et des individus qui se sacrifient, ou se font sacrifier, comme Iphigénie, pour que les plus privilégié·es vivent en grand.

© David Wong

Iphigénie à Pointe-aux

Texte : Gary Owen. Traduction et adaptation : Alice Tixidre. Mise en scène : Isabelle Bartkowiak. Scénographie : Isabelle Bartkowiak. Interprètes : Katherine Céré, Virginie Charland, Cassandre Mentor, Caroline Tosti. Éclairages : Jo Vignola. Costumes et conseil à la scénographie : Isabelle Bélisle. Conception sonore : Sarya Bazin. Accompagnement à la conception sonore : Nick Di Gaetano. Assistance à la mise en scène et régie : Mathilde Boudreau. Accompagnement à la traduction : Olivier Sylvestre. Conseiller dramaturgique à la traduction : Paul Lefebvre. Direction de production : Geneviève Caron. Direction technique : Jo Vignola. Au Théâtre Prospero jusqu’au 19 octobre 2024.