Soleil Launière délaisse la forme du solo, explorée dans sa création précédente Akuteu, et rassemble sur scène trois générations de femmes : elle-même, sa fille d’un an et sa mentore. C’est d’ailleurs cette dernière (Rasili Botz), âgée d’environ soixante-dix ans, qui ouvre la création dans un tableau initial qui campe le caractère symbolique de l’œuvre, dans lequel elle se tresse les cheveux.
Le travail de Soleil Launière puise toujours dans des métaphores salvatrices. Dans Akuteu, elle s’inspirait de l’image évocatrice du corps suspendu de l’animal chassé, afin de réfléchir à sa posture de femme autochtone qui a toujours passé pour une allochtone. Dans cette plus récente performance, c’est la métaphore de la tresse qu’elle exploite et tous ses dérivés (nœud, cordes, lien, attaches, etc.). Le terme aianishkat signifie d’ailleurs en innu « d’une génération à l’autre ».
La scénographie ne cesse d’évoquer ce nouage, à travers ce décor de cordes suspendues qui semblent attendre qu’on s’y lie, qu’on s’y noue, tandis que des strates au sol traversent la scène pour relier les différentes stations. Dans cet espace scénique fait de passages et de ponts lumineux, de racoins et de zones d’ombres, de zones de jeu et de repos, on semble avoir voulu rapailler toute la quête de l’artiste performeuse, qui se cherche un chemin parmi ces différents tracés possibles.
Il est par ailleurs fascinant d’observer un enfant d’un an transiter sur cette scène. Parce que cette présence sort de la représentation théâtrale strico sensu – une personne d’un an, bien sûr, ne joue pas – en même temps que cette enfant en vient à jouer malgré elle, en étant placée sur ce rectangle noir éclairé dans un contexte de performance. Ainsi, on regarde cette fillette se déplacer, exécuter des gestes, balbutier des sons qui, sans avoir été écrits ni répétés, prennent néanmoins une dimension symbolique très forte. C’est là toute l’ingéniosité de ce spectacle : réussir à installer un espace symbolique suffisamment aéré et ample, pour qu’on puisse projeter nos pensées, notre imaginaire, nos rêveries, sur la partition improvisée de l’enfant.
Dans leurs travaux sur la pensée du théâtre, Christophe Triau et Christian Biet écrivent que l’assemblée théâtrale dépasse aujourd’hui la simple coprésence des acteurs et des spectateurs, mais qu’il convient de repenser « l’expérience même de la représentation comme la manifestation d’une « tranche de vie passée et vécue en communauté par des acteurs et actrices et des spectateurs et spectatrices dans l’air de cet espace respiré en commun » ». Le spectateur contemporain, soutiennent-ils, cultive désormais un « désir de jeu » : « il n’y a de spectateur·trices de théâtre, de notre temps, de notre monde, que comme joueurs en puissance ». Aianishkat est une illustration parfaite d’une telle idée et met en exergue cette fonction ludique du théâtre, en nous inscrivant comme des joueurs en puissance, en nous faisant activement participer à cette performance, bien que nous soyons immobiles.
En assistant à ce spectacle, un poème de Maya Cousineau Mollen, qui est aussi d’origine innue, est remonté à la surface :
Tu es né enfant de la toundra
Moi je suis un pont fragile
Tu parles au territoire, aux quatre vents
Ce langage aux sonorités lointaines
Ton visage ciselé de rides séculaires
Raconte une légende de survivance
Première famille si étrangère
Tu trouvais le sentir de mon cœur
Tes murmures de brise douce
Tes yeux d’aurores lunaires
Voient l’avenir innu
Des mouvances d’espérance
Prodigue tes conseils de sagesse
À l’enfant que je suis, vide de sa culture
Comme la poète, Launière se penche depuis plusieurs années sur la transmission, sur ce qu’on reçoit des anciens, et sur ce qu’on porte et passe aux générations futures. C’est peut-être ce « pont fragile », comme l’écrit Mollen, qu’elle incarne entre son aînée et sa fille. Il se dégage d’Aianishkat une grande tendresse, une joie, une lumière rieuse.
Enfin, on sent que l’artiste est au début de quelque chose dans cette œuvre. Qu’elle cherche, balbutie, essaie. On prendrait plus de chants, plus de corps tressés, plus de danse. Le filon est bon : il suffira de le tirer encore pour l’amener plus loin, à terme.
Chorégraphie : Soleil Launière. Interprètes : Soleil Launière, Rasili Botz, Maé-Nitei Launière-Lessard. Dramaturgie : Gonzalo Soldi, Anne Lagacé. Mise en scène : Soleil Launière. Direction technique : Gonzalo Soldi. Assistance à la mise en scène et régie plateau : Érika Maheu-Chapman. Régie lumière : Guillaume Saindon. Lumières : Gonzalo Soldi, Anne Lagacé. Direction sonore : Laure Anderson. Musique : Émilou Johnson. Costumes : Ange Blédja Kouassi. Direction de production : Florence Leguérinel. Productrice : Julie Marie Bourgeois. Coproduction : Agora de la danse. Présentée à l’Agora de la danse du 2 au 5 octobre 2024.
Soleil Launière délaisse la forme du solo, explorée dans sa création précédente Akuteu, et rassemble sur scène trois générations de femmes : elle-même, sa fille d’un an et sa mentore. C’est d’ailleurs cette dernière (Rasili Botz), âgée d’environ soixante-dix ans, qui ouvre la création dans un tableau initial qui campe le caractère symbolique de l’œuvre, dans lequel elle se tresse les cheveux.
Le travail de Soleil Launière puise toujours dans des métaphores salvatrices. Dans Akuteu, elle s’inspirait de l’image évocatrice du corps suspendu de l’animal chassé, afin de réfléchir à sa posture de femme autochtone qui a toujours passé pour une allochtone. Dans cette plus récente performance, c’est la métaphore de la tresse qu’elle exploite et tous ses dérivés (nœud, cordes, lien, attaches, etc.). Le terme aianishkat signifie d’ailleurs en innu « d’une génération à l’autre ».
La scénographie ne cesse d’évoquer ce nouage, à travers ce décor de cordes suspendues qui semblent attendre qu’on s’y lie, qu’on s’y noue, tandis que des strates au sol traversent la scène pour relier les différentes stations. Dans cet espace scénique fait de passages et de ponts lumineux, de racoins et de zones d’ombres, de zones de jeu et de repos, on semble avoir voulu rapailler toute la quête de l’artiste performeuse, qui se cherche un chemin parmi ces différents tracés possibles.
Il est par ailleurs fascinant d’observer un enfant d’un an transiter sur cette scène. Parce que cette présence sort de la représentation théâtrale strico sensu – une personne d’un an, bien sûr, ne joue pas – en même temps que cette enfant en vient à jouer malgré elle, en étant placée sur ce rectangle noir éclairé dans un contexte de performance. Ainsi, on regarde cette fillette se déplacer, exécuter des gestes, balbutier des sons qui, sans avoir été écrits ni répétés, prennent néanmoins une dimension symbolique très forte. C’est là toute l’ingéniosité de ce spectacle : réussir à installer un espace symbolique suffisamment aéré et ample, pour qu’on puisse projeter nos pensées, notre imaginaire, nos rêveries, sur la partition improvisée de l’enfant.
Dans leurs travaux sur la pensée du théâtre, Christophe Triau et Christian Biet écrivent que l’assemblée théâtrale dépasse aujourd’hui la simple coprésence des acteurs et des spectateurs, mais qu’il convient de repenser « l’expérience même de la représentation comme la manifestation d’une « tranche de vie passée et vécue en communauté par des acteurs et actrices et des spectateurs et spectatrices dans l’air de cet espace respiré en commun » ». Le spectateur contemporain, soutiennent-ils, cultive désormais un « désir de jeu » : « il n’y a de spectateur·trices de théâtre, de notre temps, de notre monde, que comme joueurs en puissance ». Aianishkat est une illustration parfaite d’une telle idée et met en exergue cette fonction ludique du théâtre, en nous inscrivant comme des joueurs en puissance, en nous faisant activement participer à cette performance, bien que nous soyons immobiles.
En assistant à ce spectacle, un poème de Maya Cousineau Mollen, qui est aussi d’origine innue, est remonté à la surface :
Tu es né enfant de la toundra
Moi je suis un pont fragile
Tu parles au territoire, aux quatre vents
Ce langage aux sonorités lointaines
Ton visage ciselé de rides séculaires
Raconte une légende de survivance
Première famille si étrangère
Tu trouvais le sentir de mon cœur
Tes murmures de brise douce
Tes yeux d’aurores lunaires
Voient l’avenir innu
Des mouvances d’espérance
Prodigue tes conseils de sagesse
À l’enfant que je suis, vide de sa culture
Comme la poète, Launière se penche depuis plusieurs années sur la transmission, sur ce qu’on reçoit des anciens, et sur ce qu’on porte et passe aux générations futures. C’est peut-être ce « pont fragile », comme l’écrit Mollen, qu’elle incarne entre son aînée et sa fille. Il se dégage d’Aianishkat une grande tendresse, une joie, une lumière rieuse.
Enfin, on sent que l’artiste est au début de quelque chose dans cette œuvre. Qu’elle cherche, balbutie, essaie. On prendrait plus de chants, plus de corps tressés, plus de danse. Le filon est bon : il suffira de le tirer encore pour l’amener plus loin, à terme.
Aianishkat
Chorégraphie : Soleil Launière. Interprètes : Soleil Launière, Rasili Botz, Maé-Nitei Launière-Lessard. Dramaturgie : Gonzalo Soldi, Anne Lagacé. Mise en scène : Soleil Launière. Direction technique : Gonzalo Soldi. Assistance à la mise en scène et régie plateau : Érika Maheu-Chapman. Régie lumière : Guillaume Saindon. Lumières : Gonzalo Soldi, Anne Lagacé. Direction sonore : Laure Anderson. Musique : Émilou Johnson. Costumes : Ange Blédja Kouassi. Direction de production : Florence Leguérinel. Productrice : Julie Marie Bourgeois. Coproduction : Agora de la danse. Présentée à l’Agora de la danse du 2 au 5 octobre 2024.