Critiques

Le boulevard : Voie du bonheur

© David Ospina

« T’es partie le jour que j’ai eu dix-huit ans. ». C’est ainsi que débute le roman de Jean-François Sénéchal dont on peut voir l’adaptation théâtrale en ce moment sur les planches du Théâtre du Rideau Vert.

Et c’est avec les mêmes mots que Chris amorce sur scène sa longue conversation à sens unique avec sa mère; épine dorsale d’un intense cri du cœur d’un jeune adulte souffrant d’un handicap intellectuel. Cet abandon maternel est catastrophique pour le jeune homme, déjà que le père s’est volatilisé très tôt durant l’enfance. Décrocheur, sans métier, il est désemparé. Se désignant lui-même comme quelqu’un « d’en retard » ou d’« imbécile heureux », Chris n’a de talent connu que d’être très fort au bowling et avec un Cube Rubik entre les mains. Passionné aussi de voitures, il sait facilement reconnaître, au simple vrombissement de leur moteur, le passage d’une Mustang ou d’une Pontiac Firebird. C’est une musique à ses oreilles, celle qui lui parvient du boulevard, l’été, quand la fenêtre de la chambre du bloc appartement où il vit est ouverte. Ne sachant se faire à manger, il se gave de May West en regardant la télé. Désœuvré, il passe le plus clair de son temps au Marcado, au Village des Valeurs et au Champion Lanes; de véritables lieux iconiques et réels jouxtant le fameux et non moins emblématique boulevard Taschereau.

Être attachant et serviable malgré sa déficience, Chris sait se faire des ami·es dans tous les lieux qu’il fréquente. Étant au courant de sa situation précaire, la plupart de ses connaissances tentent de l’aider. Une famille se construit autour de lui. Que ce soit Madame Sylvester, la propriétaire du bloc, qui l’engage comme concierge, lui permettant ainsi de conserver son logement. Ou encore Joe, l’homme à tout faire qui lui apprend les rudiments du métier, ainsi que Chloé, déficiente elle-même, mais fonceuse, pour qui il devient le bras droit de son entreprise de « Tuques au chaud ». Mais tout cela ne se fait pas sans heurts et déceptions, certains exploitant sa naïveté; ce qui a pour effet d’exacerber la douleur du rejet maternel.

© David Ospina

Quand une cicatrice sait se faire belle

À l’instar de ce fameux boulevard, véritable balafre qui traverse plusieurs municipalités de la Rive-Sud de Montréal, la perte d’un être cher peut défigurer l’existence d’une âme fragile et sensible. Mais, cela peut également être l’occasion d’en faire jaillir du beau et du bonheur. Et c’est cela que réussissent à faire l’auteur Jean-François Sénéchal et le metteur en scène Frédéric Bélanger en adaptant avec brio pour la scène cette œuvre singulière. Sans nullement dénaturer le texte de Sénéchal, le duo en a extirpé l’essentiel et a su le transmettre à une distribution qui livre ici une partition sans faille. À commencer par Alexandre Lagueux, véritable pierre angulaire de cette création. Sa composition du Christopher, légèrement attardé et accablé par le départ de sa mère, est tout simplement sidérante. Sa gestuelle précise faite de petits tics inhérents à son état mental est très bien intégrée à son personnage qu’il incarne avec aplomb. Sa démarche, son élocution ne tombent pas dans le cliché. Les mots sortent sans filtre et avec toute la franchise relative à la neuroatypie. On y croit. On le suit dans son désespoir ainsi que dans sa quête d’amour et de bien-être.

La direction sensible des acteurs et actrices entourant le personnage principal nous offre aussi un éclairage intéressant sur les maladresses et les fausses perceptions qu’on peut avoir face à la différence. De plus, la présence de Cédrik Tremblay-Maltais au sein de cette production dans le rôle de Félix, illustre une volonté profonde d’inclusion de la part des créateurs; Cédrik étant en formation chez Les Muses depuis 2018.

La scénographie, simple et efficace, se résume tout simplement à une structure pivotante faite de cubes. Leur agencement permet de passer rapidement d’un lieu à un autre assurant ainsi une grande fluidité narrative. Leur forme rappelle évidemment celle du Rubik et leur couleur grisâtre fait référence au bitume du boulevard et aussi à celle du béton du bloc appartement. Leur surface qui sert parfois d’écran aux mots et aux onomatopées de Chris ajoute à leur pertinence, faisant de cet environnement visuel, un reflet éloquent d’une perception divergente du monde.

Un moment théâtral qui fait du bien.

© David Ospina

Le boulevard

Texte : Jean-François Sénéchal. Adaptation : Jean-François Sénéchal et Frédéric Bélanger. Mise en scène : Frédéric Bélanger. Assistance à la mise en scène : Marie-Hélène Dufort. Décors : Francis Farley-Lemieux. Costumes : Jonathan Beaudoin. Éclairages : Nicolas Descôteaux. Accessoires : Julie Measroch. Musique : Sébastien Langlois. Vidéo : Christian Lalumière et Mathieu Lalumière. Maquillages et coiffures : Sylvie Rolland-Provost. Avec Louise Cardinal, Claude Despins, Paméla Dumont, Félix-Antoine Duval, Alexandre Lagueux, Nathalie Mallette, Cédrik Tremblay-Maltais et Sébastien Rajotte. Une production du Théâtre du Rideau Vert présentée au Théâtre du Rideau Vert jusqu’au 2 novembre 2024.