Critiques

Duel Reality : Au jeu comme en amour : Pourquoi es-tu Roméo?

© Mark Smith

Pour son vingtième anniversaire, la TOHU inaugure sa saison avec une création de la compagnie québécoise Les 7 doigts de la main, déjà présentée en tournée depuis 2023 et ayant remporté un prix Seoul Arts Awards au Assembly Festival d’Édimbourg. Le concept de ce spectacle est de transposer (très) librement la tragédie Roméo et Juliette dans un contexte plus ou moins sportif, où Capulet et Montaigu s’opposent dans ce qu’il convient de décrire comme étant l’équivalent circassien des battles de l’univers de la danse urbaine.

À cette occasion, la salle circulaire est scindée en deux et les gradins en demi-cercle cernent la scène rectangulaire où auront lieu les échauffourées. Cette configuration rappelle un peu les arènes antiques telles que le Colisée de Rome. Chaque moitié du public est encouragée à manifester son support envers son équipe, l’une revêtue de rouge, l’autre de bleu – dans des costumes dont le caractère utilitaire prime largement la valeur esthétique.

La première scène, où les dix interprètes s’affrontent dans une chorégraphie de main à main prenant les airs d’une rixe, le tout enrobé d’une version remixée de la « Danse des chevaliers » du ballet Roméo et Juliette de Sergeï Prokofiev, met efficacement la table. En fait, le spectacle dans son ensemble s’avère efficace, recelant une généreuse dose de prouesses physiques, intégrées dans une histoire facile à suivre, sans compter que la succession des épreuves se prête tout naturellement à la structure traditionnelle du cirque, soit la suite de numéros.

© Liz Heinrichs

On ne peut toutefois s’empêcher de se demander si le cirque contemporain n’est pas rendu ailleurs. À repousser et repenser les limites de l’art circassien plutôt que celles de ses différentes disciplines. De fait, Duel Reality… comporte d’admirables prestations. Citons la démonstration aux cerceaux initiée par Ashleigh Roper, à laquelle vient se joindre le reste de la troupe, s’élançant à travers les accessoires circulaires qu’elle tient. Le duel aux mâts chinois – qui permet à une troisième acrobate de virevolter entre les deux gréements – se révèle aussi inventif et haletant. Les mêmes propos pourraient être tenus au sujet du duo de planche coréenne.

En revanche, l’affrontement entre une jongleuse manipulant les quilles et un jongleur maniant les balles, s’il respecte les préceptes du genre, tient moins en haleine. Quant au numéro de diabolo livré par le personnage de l’arbitre, quoiqu’habile, il s’avère difficile à justifier sur le plan dramaturgique. À cet égard, d’ailleurs, le spectacle orchestré par Shana Caroll laisse sur son appétit. Certes, on saisit aisément que se narguent et se coltaillent deux clans rivaux, et qu’un et une membres issu.e chacun·e d’une des bandes tisseront entre eux un attachement, mais l’alternance entre les scènes de tendresse et celles d’escarmouches relève davantage de la rupture de ton que d’un agencement fluide. Si bien qu’on n’adhère que timidement à la proposition narrative.

Curieusement, les phrases shakespeariennes, scandées çà et là en français et en anglais (avec surtitres) n’ajoutent que très peu à l’ensemble. Ni sur le plan de l’intelligibilité, car le récit (réduit à son ossature la plus basique) est déjà rendu limpide par la mise en piste et le jeu non verbal des interprètes, ni sur le plan de l’émotion. Il est, de même, peu probable que l’on s’émeuve de la finale, d’une mièvrerie étonnante, lors de laquelle tous et toutes se délestent de leurs oripeaux cobalt ou écarlates afin de ne former qu’une seule communauté harmonieuse. Ce sera là, hélas !, l’unique sursaut – si l’on exclut les périls acrobatiques – que suscitera ce spectacle conçu dans les règles de l’art, mais sans grande surprise.

© David Bonnet

Duel Reality : Au jeu comme en amour

Direction artistique : Shana Caroll. Éclairages : Alexander Nichols. Costumes : Camille Thibault-Bédard. Musique : Colin Gagné. Paroles : Colin Gagné et Ricardo Isaias Collier. Voix : Sophie Beaudet, Katee Julien, Ricardo Isaias Collier, Alexandre Désilets et Mikalle Bielinski. Instruments : Guido del Fabbro (violon), Cédric Dind-Lavoie (contrebasse), Jean-Sébastien Leblanc (clarinette), Gabriel Godbout-Castonguay (piano), Mathieu Roberge (contrebasse), Jonathan Gagné (batterie), Alexandre Dodier (saxophone), Raphaël D’Amours (guitare), Sheila Hannigan (violoncelle) et Olivier Herbert (trombone). Avec Adam Fullick, Anton Persson, Arata Urawa, Ashleigh Roper, Dani Corradi, Gerardo Gutiérrez Flores, Marco Ingaramo, Michelle Hernandez, Miliève Modin-Brisebois, Santiago Rivera Laugerud, Einar Kling-Odencrants et Jérôme Hugo. Une production des 7 doigts de la main présentée à la TOHU jusqu’au 17 novembre 2024.