Critiques

Rien n’a changé : Go Go Révolution

© Olivier Hardy

Le 5 novembre a eu lieu la première du spectacle Rien n’a changé de la jeune compagnie de théâtre Les Impairs, à Espace transmission. Sur fond de culture pop et de réseaux sociaux, Rien n’a changé nous transporte dans un appartement modeste où trois jeunes rebelles cherchent à changer le monde. Satirique, légère et réaliste, cette pièce nous fait rire, mais nous questionne aussi sur nos réels moyens d’action collective.

Après une énième manifestation vaine, insignifiante, sans réelles répercussions ou changements dans la société, les trois ami∙es, Jess, Marcel et Paul-Pat s’imaginent de nouvelles façons de se révolter. On comprend rapidement les tempéraments de chacun·e : Marcel, le nonchalant rieur et maladroit, le frondeur intello et passionné Paul-Pat et Jess; sensible, fonceuse et médiatrice. Bien qu’un peu clichés, ces archétypes fonctionnent tout à fait avec le propos et le ton de la pièce. On s’attache très facilement à ces trois ami·es qui ne rêvent que d’une chose : se faire entendre. Mais comment ? Vient alors rapidement l’idée d’utiliser les réseaux sociaux pour engendrer des vues, se faire connaître, reconnaître puis finalement écouter. Avoir enfin un réel poids aux yeux du monde. Et espérer par-dessus tout créer un impact, un gros impact pour que ça bouge, pour que ça change. Parce que ces jeunes-là « en ont plein leur casque » de l’inflation qui ne cesse de gonfler, des génocides qui tuent, du capitalisme qui use, de l’anxiété qui ronge, du réchauffement climatique qui asphyxie notre Terre. Ces révolté∙es du canapé en ont marre que le système détruise « les droits, les libertés et la planète ».

Avec ces préoccupations, Les Impairs décident définitivement de s’ancrer dans le présent, et se situent aussi très franchement au Québec. En effet, sont directement évoqués la grève des enseignant∙es de 2023 ou encore le printemps érable de 2012. Malgré cela, la teneur des propos, les personnages et les situations font parfaitement échos à d’autres réalités, d’autres lieux et sociétés occidentales aux prises avec les mêmes enjeux. Avec ces thématiques bien définies et cet espace-temps limpide, Les Impairs créent ainsi un sentiment d’appartenance avec le public, et permettent une réflexion avec les mêmes référents. Il faut aussi noter la grande place que prend la culture pop, notamment avec les masques des Power Rangers, le film V pour Vendetta, les jeux vidéo et les réseaux sociaux. En effet, c’est cette voie que nos trois compères décident d’emprunter pour mettre en place leur révolution. Ils souhaitent déstabiliser, provoquer, faire réagir, à travers un challenge, qui sera bien évidemment, filmé et diffusé. Parce que c’est ça qui marche de nos jours : le divertissement.

Malgré leurs fortes convictions et réflexions, c’est le ridicule, dans un premier temps, qui va définir nos nouveaux héros dans leur insurrection. Manque de discrétion, mauvais masques, plans foireux; nos trois protagonistes n’atteignent aucunement le but fixé. Et tout au long de leur quête, celles et ceux qui se transforment maintenant en Power Rangers sur les réseaux sociaux nous amusent. Entre des propos qui ridiculisent la situation et un engagement physique désorganisé et caricatural, les interprètes font rire et sourire le public grâce à un texte bien ficelé et du théâtre corporel récréatif. Les artistes sont dans une interprétation juste qui nous fait croire à cette histoire… pas si loufoque.

© Olivier Hardy

À quel prix ?

Après quelques tentatives plus ou moins fructueuses, nos Power Rangers du Dollarama décident finalement d’aller plus loin. De s’attaquer à une grande entreprise, et pas n’importe laquelle, une marque de pain. Une référence possible à l’expression latine datant de la Rome antique « du pain et des jeux ». Ainsi, en privant la population de pain, Marcel, Paul-Pat et Jess espèrent faire un scandale, mais surtout qu’elle se soulève.

Malheureusement, cette action coup de poing ira trop loin, provoquant la mort d’un citoyen. Un coup dur et inattendu pour nos persévérants contestataires, qui encaissent tant bien que mal les conséquences de leurs actes. Cependant, c’est à partir de ce moment précis qu’ils gagnent en popularité, ont enfin une voix sur les réseaux sociaux, dans les médias, et même à travers la planète. Un dilemme moral s’impose alors à eux : sont-ils allés trop loin et faut-il tout arrêter ? Maintenant que l’écoute de la population est active, doivent-ils assumer et continuer, quel qu’en soit le prix, car « tous les mouvements ont leurs martyrs » ? Les personnages vont donc dans la suite de l’histoire tenter de définir leurs limites, ou les dépasser, selon leur façon de penser. Laisser tomber pour certain∙es, se radicaliser pour d’autres, voire se sacrifier peut-être ?

Malgré le choix d’un sujet profond, qui laisse même soupçonner durant la pièce une fin possiblement dramatique, Rien n’a changé ne se définit pas comme une pièce sérieuse, ou qui désire amener des solutions. Elle vise plutôt à mettre de l’avant le cynisme qui peut régner dans une société stagnante, où même les plus convaincus n’ont pas de pouvoir. Malgré la légèreté apparente et le bon moment qu’on passe en compagnie de trois interprètes de talent, cette œuvre nous pousse tout de même à réfléchir sur les moyens d’action qu’il nous reste ou qu’il faudrait peut-être… inventer ?

Créée en 2020, la compagnie Les Impairs regroupe six artistes aux expériences diverses. Privilégiant un processus de création « participatif et collégial », la compagnie « cherche à produire une réflexion critique sur la relation du créateur avec sa société, à travers des textes originaux et des réécritures de classiques. Affectionnant le théâtre physique, la tension entre langage corporel et parole poétique est au cœur de ses propositions artistiques ».

© Olivier Hardy

Rien n’a changé

Mise en scène : Marc-Antoine Brisson. Assistance à la mise en scène : Mathilde Boudreau. Distribution et texte : Laurianne St-Aubin, Jérémie Poirier, Anthony Tingaud. Direction technique : Pier-Luc Legault. Direction de production : Mathilde Boudreau. Réalisation : Jean-Nicolas Bertouille Blais. Direction photo : John Cumberland. Scénographie : Marie-Jeanne Rizkallah. Conception vidéo : Zachary Noël-Ferland. Conception sonore : Arthur Champagne. Conception éclairage : Pier-Luc Legault. Conception costume : Amélie Marchand. Production : Les Impairs. À Espace Transmission jusqu’au 9 novembre 2024.