Critiques

Iphigénie : Se sacrifier pour du vent

© Victor Diaz Lamich

En février 1964, la Nouvelle Compagnie Théâtrale voit le jour, cofondée par Gilles Pelletier, Françoise Graton et Georges Groulx. En guise de spectacle inaugural, elle présente la pièce Iphigénie, dans la version de Jean Racine, devant 11 550 spectateurs et spectatrices au cours de 15 représentations alors que Clytemnestre est incarnée par l’inoubliable Denise Pelletier. Soixante ans plus tard, le Théâtre Denise-Pelletier reprend la légendaire tragédie grecque d’Euripide dans une adaptation étonnante de Tiago Rodrigues. L’auteur portugais, actuel directeur du Festival d’Avignon, qui nous a remués au printemps dernier, lors du FTA, avec sa subversive création Catarina et la beauté de tuer des fascistes, nous pose cette subtile question en marge de sa proposition dramaturgique : « Est-ce que notre temps a encore du sens quand on le regarde à travers les yeux d’Iphigénie ? » Interrogation, qui manifestement, a inspiré la metteuse en scène Isabelle Leblanc, qui signe ici, avec son équipe de créateurs, de créatrices et d’interprètes, une relecture d’une surprenante modernité et d’une formidable singularité.

Surplombée d’une immense sphère lumineuse qui, au gré des éclairages, fait figure d’astre lunaire ou solaire, la baie grecque d’Aulis est transposée, quelque part au-dessus du cercle polaire, dans une nordicité qui pourrait bien être la nôtre. Des mâts aux voiles inertes coincés entre d’imposantes banquises découpent l’espace scénique et soulignent avec relief le froid glacial ainsi et surtout l’absence tragique du souffle d’Éole. Côté cour, une petite cabane en contreplaqué usé sert d’abri royal, mais aussi de lieu où tout un chacun s’engouffre, s’y cache, y grimpe, y réfléchit ou encore s’y défoule sur la porte parfois verrouillée. Minuscule refuge au pied d’un gigantesque mur de ventilateurs qui n’attendent qu’à propulser l’air tant espéré pour naviguer et libérer Hélène des mains des Troyens.

© Victor Diaz Lamich

Une colère qui décoiffe

Les Grecs sont fâchés bien sûr, on le sait. Ils espèrent des vents favorables pour aller à la guerre. Mais sous la plume de Rodrigues, cette rage est plutôt une récrimination face à un mythe que l’on répète depuis des siècles ; celui de sacrifier une jeune fille pour influencer la puissance divine.  Une remise en question perspicace saupoudrée d’un humour délirant apporte à cette légende un éclairage innovant. Tout d’abord, exit les dieux ou presque. Les humains décident de leur destin, mais demeurent influencés par une autorité qui leur échappe. Les personnages aux traits figés par des masques-cagoules intrigants et aux tenues vestimentaires iconoclastes, telle la combinaison de surfeur des neiges d’Achille ou encore le couvre-chef en fourrure, les lunettes fumées et le manteau de cuir de Clytemnestre sont l’incarnation de stéréotypes anciens conjugués à ceux d’aujourd’hui. La distribution est éclatante. À commencer par Dominique Quesnel dans les rôles du chœur, revu et corrigé, ainsi que celui du vieillard entremetteur est d’une pétulance incroyable. Étienne Pilon, quant à lui, incarne un Agamemnon superbement fragile et indécis face, entre autres, au débridé Mélinas interprété avec fougue par Éric Robidoux et à la Clytemnestre impériale de Catherine Allard. De son côté, Gabriel Favreau se glisse à merveille dans un désopilant Achille alpha qui se retrouve presque à son insu à défendre la délicate Iphigénie. Ingénu jusqu’alors, le personnage tenu par Alice Moreault nous offre toutefois en guise d’épilogue un puissant monologue sur une jeunesse qu’on ne cesse de sacrifier au nom de dogmes périmés. Un fulgurant appel à court-circuiter la bêtise humaine qui, malgré nous, se répète ad nauseam.

© Victor Diaz Lamich

Iphigénie

Texte : Tiago Rodrigues. Mise en scène : Isabelle Leblanc. Assistance à la mise en scène et régie : Amélie-Claude Riopel. Scénographie : Étienne René-Contant. Costumes : Leïlah Dufour Forget. Lumières : Anne-Sara Gendron. Conception sonore : Éric Forget. Maquillages et coiffure : Véronique St-Germain. Mouvement : Marilyn Daoust. Dramaturgie : Myriam-Stéphanie Perraton-Lambert et Frédéric Charbonneau. Avec : Catherine Allard, Gabriel Favreau, Alice Moreault, Étienne Pilon, Dominique Quesnel, Éric Robidoux et Aimé Tuyishime. Une production du Théâtre Denise-Pelletier présentée au Théâtre Denise-Pelletier jusqu’au 7 décembre 2024.