Critiques

L’histoire de comment je me suis séparée en deux : Pour un théâtre militant

© Tania Dos Santos

Hoda Adra a choisi de raconter ce qu’elle présente comme une histoire personnelle, sise dans la Brumanie, pays imaginaire de son enfance. Entre dénuement des moyens et désir de résistance, elle poursuit sa mission de faire aimer sa fragile enclave de Brumanie et de braquer un projecteur délicat sur la vie des femmes qui y sont étouffées.

On sait tous·tes que ce pays riche de cultures immémoriales, multiconfessionnel, mais divisé par les religions, les peuples et les factions guerrières, est régulièrement démembré par les guerres qui y rougissent son sol. Toutefois, vu de l’exil d’Adra, on n’y a pas perdu le goût de la culture ni des savoirs qui ont fait sa grandeur et sa renommée.

Officiellement arabophone, le pays a aussi été un haut lieu de la francophonie, aujourd’hui dispersée : cela se retrouve dans le texte d’Adra, dont la voix douce et chantante anime la scène d’un vibrant monologue. Avec son accent français attachant, à la diction limpide, elle nous fait vivre non seulement son engagement, mais celui de ce théâtre, pour la « diversité », mot qu’elle commente en jouant sur celui d’« adversité ». De courts enregistrements et deux chansons a capella entrecoupent avec pertinence le récitatif de sa narration.

L’essentiel de cette performance n’est peut-être pas son appel à la compassion pour les déplacé·es, mais plutôt, une fois l’attention du public captée, ce qui se produit vite, dans le théâtre de poche qui illustre la narration comme une bande dessinée enfantine. Dans ces saynètes de manipulation délicate, un petit théâtre de papier et de carton vient évoquer la précarité du passé, le souvenir, le lieu perdu de l’identité déchirée.

Ce choix de mise en scène, codirigé par Marc Béland, ne manque ni d’astuce ni de magie. Il met en valeur l’écriture scénique, fort de la preuve qu’a fait jadis le metteur en scène polonais Grotowski, à savoir que les marionnettes traduisent les émotions parfois mieux que de longs discours. Ce clin d’œil au metteur en scène polonais ramène le théâtre Prospero directement à ce qui le distingua dès 1982 avec le Groupe de La Veillée de Téo Spychalski. Mais le contexte a changé, puisque Adra ouvre à la fin une quête aux spectateurs et spectatrices pour un organisme soutenant des victimes de la guerre présente.

© Tania Dos Santos

Dans l’univers féminin

Le texte d’Adra se concentre sur le sort des femmes, empêchées de pleurer dans un pays embrumé. Sur le fond de ce territoire humide et enfumé, où nul espoir sur la droite, sur la gauche, ni vers le ciel ne suggère un avenir viable, se détache la masse compacte des endeuillées. Un fantôme accompagne la narratrice, qui parle. C’est, par exemple, la mère qui rappelle à sa fille que si l’Occident est une sortie de brume, elle reviendra inévitablement à ce qui la relie au cordon maternel. À moins, dit la fille, que ce ne soit l’inverse : qu’une fille puisse, par le lien inextinguible du sang, guérir sa mère de la maladie qui la tue.

On comprend que cette identité séparée en deux puise ses symboles dans des liens familiaux, dont il nous est dit que l’Occident a perdu le sens. Cela donne lieu à une scène savoureuse entre l’authentique Québécois libanais et la demandeuse d’une carte de la RAMQ. Le quotidien est ici replacé dans sa morne répétition des tracasseries légales, émaillée de jeux de langue, d’ironie et de discours d’une tendre comédie.

Raconter, militer, performer : toutes les bonnes intentions s’entremêlent ici, multipliant les tons. La petite salle du théâtre Prospero est pourtant bien déréalisée. Dans cette mise en espace et en scène des plus simples, avec ses trois tables, son écran et ses dessins colorés étalés sur le sol, on plonge dans l’atelier de la chance pour artistes de la relève, aux couleurs d’un monde souffrant cherchant une forme d’art accueillante, une production à petit budget et un authentique théâtre populaire, engagé comme jadis celui d’Armand Gatti de par le monde, ici dans un quartier et une pépinière aux multiples talents.

© Tania Dos Santos

L’histoire de comment je me suis séparée en deux

Création : Hoda Adra Texte. Idéation, mise en scène et interprétation : Hoda Adra. Co-mise en scène : Marc Béland. Lumière : Catherine Fée-Pigeon. Conseil à l’écriture : Carole Fréchette. Conseil artistique : Clea Minaker. Ami·e du Fantôme : Rose Lo Sirois. Regards extérieurs : Malika Rafa, Fanny Tousignant, Christelle Franca, Nadim Maghzal, Aida Sabra, Zaki Mahfoud, Charly Mullot. Direction technique : Catherine Fée Pigeon. Au Théâtre Prospero jusqu’au 30 novembre 2024.