JEU des 5 questions

Cinq questions à François Bernier, metteur en scène

© David Ospina

En reprise chez Duceppe, la pièce 5 balles dans la tête a connu un succès public et critique l’an dernier à La Licorne. Le metteur en scène François Bernier nous parle de ce spectacle toujours d’actualité en raison des guerres qui persistent un peu partout.

Comment se sont transposés les récits biographiques de soldats québécois, rassemblés par l’écrivaine Roxanne Bouchard, dans un texte et une mise en scène de théâtre ?

L’essai fait près de 400 pages. Je me souviens encore du dimanche où j’ai dévoré l’œuvre pour la première fois. Roxanne et moi avions déjà travaillé ensemble sur J’T’aime Encore, un monologue amoureux. Je la savais capable d’adapter pour le théâtre. Je l’ai appelé en finissant son livre pour lui dire que je voulais faire un show. J’avais ri, j’avais appris plein de choses, pis j’avais pleuré pendant la lecture. Rapidement on s’est vus pour parler de ce qui nous semblait essentiel à ramener dans la pièce. La première lecture a duré quatre heures, je crois. Je me rappelle que les acteurs n’étaient pas convaincus de notre projet. Roxanne et moi, nous aimons la non-fiction. C’est une démarche documentaire, pour laquelle on s’inspire de verbatims, mais on ne se gêne pas pour y intégrer une part de fiction, d’insérer un style littéraire et dramatique. On voulait décoller de la réalité et mettre de la poésie, ce qui manque souvent dans la démarche documentaire pure. On était relativement d’accord – pas toujours, mais souvent – sur ce qu’on voulait dire. Roxanne est très talentueuse, elle comprend bien les enjeux dramatiques et les courbes des personnages et elle est très performante. On a fait ça tranquillement sur quatre années. Roxanne s’est servie de ce qu’elle avait déjà, dans une forme qui était plus près du monologue, pour créer des dialogues. On a fait plusieurs lectures et puis des laboratoires avec les acteurs. Ça a permis à Roxanne d’affiner les dialogues. Je sais aussi qu’on s’est inspiré des enregistrements qu’elle avait des militaires pour certaines scènes plus chaotiques. À un moment donné, la matière s’est mise à parler d’elle-même. On voulait mettre les militaires en avant, tout en les regardant à travers l’œil de la romancière qui portait certains de nos préjugés initiaux.

© David Ospina

Même si on est tous et toutes pour la vertu et, en principe, contre la guerre, même si on ne connaît pas encore les visées de Donald Trump à ce sujet, la pièce n’est pas un pamphlet ?

Un pamphlet c’est un court écrit polémique qui comporte entre 5 et 47 pages. Nous avons 72 pages. On ne rentre donc pas là-dedans. Surtout, je ne pense pas qu’on prenne position sur la guerre. Ce qui m’intéressait dans l’œuvre de Bouchard, ce sont les hommes et les femmes qui, au retour de mission – où ils et elles étaient allés faire leur métier –, portaient des séquelles visibles et non visibles. Ce n’est pas parce qu’on est contre la guerre qu’on ne peut pas avoir une curiosité, un intérêt pour les militaires et une empathie face à leurs souffrances. On parle de Trump et moi j’ai le goût de parler avec le monde qui ne pense pas comme moi. Je veux comprendre pourquoi ils pensent comme ça. Ça ne veut pas dire que je suis d’accord, mais je peux essayer de les comprendre. Juste ça, c’est un bon pas vers la paix. Lors de la première sortie de laboratoire de 5 balles, la Russie venait d’envahir l’Ukraine. Certains des soldats du livre étaient venus sur scène pour une discussion. Tous les antimilitaristes dans la salle leur demandaient si on était assez équipés en armement pour survivre à un envahissement de la Russie au Canada. Ça m’avait fait sourire. On est contre la guerre jusqu’à ce que nous soyons en danger nous-mêmes.

On entend parler des guerres tous les jours. Est-ce que la pièce nous fait mieux comprendre ce que vivent ces hommes et ces femmes au combat ?

Je pense que oui. Après, ce que j’ai compris c’est que chaque guerre est différente. Moi, ce qui me fascine c’est le sacrifice individuel pour le collectif. On peut penser que les soldats sont fous, mais dans le monde actuel, alors qu’on cultive l’individualisme souvent au détriment du collectif, je ne peux pas m’empêcher de trouver quelque chose de beau là-dedans. On réalise aussi que c’est nous qui les envoyons se battre. On vote pour des gouvernements qui les envoient à la guerre. C’est tellement complexe. C’est ce que j’aime du show. On ne tente pas de répondre à rien, sinon de brosser un portrait des ravages de la guerre. De l’envahissement. Tu ne peux pas passer six mois en mission à tenter de survivre et rentrer dans une vie normale, sans penser qu’il va y avoir des séquelles. Ils sont programmés pendant des années, ils vivent des situations de stress intense pendant des semaines. Combien de temps ça prend pour se déprogrammer ? Souvent, ils m’ont dit que les gens leur demandaient comment avait été la mission. Comme s’ils revenaient de Punta Cana. Ils ont pris l’avion, mais ils ne sont pas partis en vacances !

© David Ospina

Le mot est peut-être galvaudé, mais il y a une part d’« engagement », dans plusieurs de vos projets. En quoi celui-ci est-il particulier ?

Pour moi, chaque projet demande un engagement. J’ai besoin d’apprendre des choses quand je crée, j’ai besoin de « servir » le collectif, de donner du sens à ma propre existence et de rencontrer l’autre. 5 balles c’est spécial, parce que c’est sans doute celui qui m’a permis de rencontrer des gens qui étaient, sur papier, les plus loin de moi. Grâce à Roxanne Bouchard qui nous a mis en contact, j’ai développé une affection et même de l’admiration pour plusieurs d’entre eux. Je suis particulièrement fier des discussions qu’on fait après les spectacles. Ça donne du sens. À la Licorne, il y a des soirs ou plus de la moitié des spectateurs restaient pour échanger, cinq soirs par semaine. C’est rare que ça se passe des affaires comme ça. Et j’ai vu l’équipe de création du projet avoir des doutes au début, me spécifier qu’ils étaient contre la guerre, puis tranquillement se mobiliser, être fière de participer à cette discussion, parce que c’est ça finalement un show. On ne voit pas toujours des acteurs être aussi mobilisés par un spectacle. Personne n’est dans son ego, on ne parle pas tant de si c’est bon ou pas, on parle du propos, et ça me rend fier.

Êtes-vous inquiet face au sous-financement actuel des arts vivants ?

Complètement ! Je suis très inquiet de la valeur qu’on donne à l’art en ce moment. Quand tu paies 15 $ par mois pour avoir accès à toute la musique du monde, tu dis aux gens que c’est ça que ça vaut toute la musique du monde. C’est fou ! Après, on leur demande de payer 60 $ pour aller voir un show. Pourtant, il y a une industrie culturelle. L’art fait vivre un ensemble de gens qui travaillent grâce aux artistes, qui créent du « contenu ». Ce n’est pas normal que ceux et celles qui créent la matière première soient ceux et celles qui soient les moins payés. C’est un métier, on doit avoir une expertise pour le faire. Lâchez-moi avec le fait qu’on est financé par l’État. TOUT est financé par l’État : les industries privées, on peut penser à Northvolt, Bombardier, Ubisoft… les mines, l’agriculture, les routes. On dit que la nouvelle pandémie en est une de solitude. Que les gens ne se sont jamais sentis aussi seuls. Il me semble que ce serait cool de garder en vie les lieux de rencontre et d’échange comme les cinémas, les théâtres, les salles de concert, les musées. Pour 5 balles, plusieurs des militaires m’ont dit que le fait de revoir leur histoire présentée sur scène dans un milieu sécuritaire avait contribué à leur guérison. Des études sur les syndromes post-traumatiques l’évoquent aussi. Et si l’art était un baume pour l’âme ? Et si… ça valait autant qu’un rendez-vous avec un professionnel de la santé ? Mais ça ne se quantifie pas de cette façon. Combien de peines d’amour a-t-on guéries en écoutant des albums, en lisant des romans ?

5 balles dans la tête est présentée par Duceppe à la Cinquième Salle de la Place des Arts du 27 au 30 novembre 2024.

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